La leçon de piano de Madensuyu

Stijn De Gezelle: "Current parle des changements et de comment on y fait face. Est-ce qu'on s'en donne seulement le temps?" © JAN MAST
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Madensuyu réinvente son rock tendu avec un piano classique et un disque époustouflant, Current, marqué par la pensée d’Héraclite.

Dix heures du matin. Gand. Les loges du Handelsbeurs. Jadis Corps de garde, le bâtiment baroque construit en 1737 et 1738 par David François ‘t Kindt, représentant marquant du rococo local, est depuis 2002 une salle de concerts très classe filant le parfait amour avec le folk et les musiques classiques. Madensuyu, qui se souvient notamment y avoir disputé en 2015 les demi-finales d’un Humo Rock Rally, y est en résidence pendant deux jours pour préparer sa tournée. Dans les loges du groupe trône un piano. Ça tombe bien: le piano -classique- est au centre de Current, le quatrième album du brûlant duo flandrien et sa renversante réinvention. « J’ai commencé le piano très tôt, retrace Stijn De Gezelle jusqu’ici guitariste/chanteur de la formation. Ma maman en faisait. Il y avait un piano dans la maison de mes parents. Quand elle jouait, j’étais toujours allongé par terre. Je regardais ce grand truc massif. Je me disais qu’elle respirait avec les pieds. J’adorais ce son, cette atmosphère. Et je m’y suis mis par moi-même lorsqu’il n’y avait personne à la maison ou le matin quand tout le monde était encore au lit. Je l’ai étudié en autodidacte et j’ai trouvé ma propre manière de jouer. Ce que j’ai fait d’ailleurs plus tard avec la guitare. »

Stijn a ensuite enchaîné l’académie, le solfège, le conservatoire… « J’y ai perdu mes illusions et j’ai arrêté. Je suis entré dans une période assez sombre de mon existence. J’ai recommencé à jouer par moi-même. Le piano est mon instrument principal et l’a toujours été. Mais à cause de certaines circonstances dans ma jeunesse, mon estime de moi et ma confiance en ont pris un coup. Je me suis vraiment senti tout petit comme pianiste. Combiné à l’immense respect que je porte aux grands compositeurs de musique classique, tout ça fait que je ne me suis jamais aventuré à sortir de la musique au piano. Il y a un an ou deux, je me suis libéré d’un certain poids. Et je me suis dit que c’était mon heure. C’est un soulagement et je pense que ça s’entend. »

Assis à ses côtés, Pieterjan Vervondel, le gigantesque -au propre comme au figuré- batteur de Madensuyu se souvient avec une pointe de nostalgie du bon vieux temps. D’il y a 25 ans… « Au début, on ne répétait qu’une seule fois par semaine. Le vendredi. On y allait à vélo, comme dans les films américains. Puis, on se rendait chez Stijn où trônait ce grand piano. Sa mère faisait des spaghettis pour tout le monde. Quand il commençait à jouer, j’étais toujours très impressionné. Donc, lorsqu’il a proposé d’acheter un piano pour ce nouvel album, je me suis dit que ça pouvait être une bonne idée. J’avais des craintes aussi. Je nous voyais déjà jouer dans des paquebots lors de croisières ou dans des salons d’hôtel avec de la moquette. »

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Changement permanent

Audacieux, surprenant, beau, vivant, Current a été inspiré par la pensée du Grec Héraclite et par sa formule « Panta Rhei » (Tout s’écoule). Une théorie, en somme, du changement permanent. « Everything streams. Nothing stays the same. Only reality is unchangeable… C’est la philosophie des contradictions », éclaire Stijn. Pour Héraclite, tout se meurt sans cesse. Nulle chose ne demeure ce qu’elle est et tout passe en son contraire. « Tu as l’amour et la haine. La guerre et la paix. Le conservatisme et l’innovation. Mais pour le moment, dans le monde, la balance penche du mauvais côté. L’époque est effrayante. Il est temps que les choses se rééquilibrent. Tu sens vraiment la dureté de la vie. Si tu n’es pas capable de faire face au temps, de suivre l’évolution, tu tombes dans les marges. Beaucoup de gens se perdent d’une certaine façon. D’où l’idée de Current . »

Un titre qui va bien au disque, tant Madensuyu reste reconnaissable dans le changement. Dans sa force de frappe, sa dynamique de groupe, sa charge émotionnelle. Les renversants One More Time et The Flood the Flow the Roar en attestent brillamment. « Le langage de Madensuyu, on l’a créé nous-mêmes. C’est le résultat de 25 ans d’étude et d’exploration personnelles avec nos instruments. D’une certaine manière, peu importe l’outil: c’est toujours Madensuyu. Le registre plus large du piano m’a cependant libéré. J’en ai testé beaucoup. Je cherchais un son naturel et c’est difficile à trouver. Il y a souvent de la basse dedans et je déteste ça. C’est si artificiel… »

Quand il parle de ses pianistes favoris, Stijn De Gezelle cite Bach, Beethoven joué par Wilhelm Kempff et Anatole Ugorski. « C’est une des plus belles traductions de Beethoven au piano que je connaisse. Il est très intéressant. J’aime les pianistes qui essaient de transformer le matériel. Ça ne marche pas toujours. Le compositeur a ses raisons de choisir un tempo par exemple. Mais certains parviennent à rendre les choses personnelles. Ce qui est si précieux pour moi avec le piano, c’est sa profondeur. J’aime aussi le côté percussif. Ça peut être si dur et si doux. La plupart des instruments comme le violon par exemple essaient de reproduire la voix humaine. Mais le piano a quelque chose en plus. Quelque chose de divin. C’est l’une des plus belles choses qui soient. »

Son utilisation dans la pop et le rock et même son versant néoclassique, Stijn avoue en savoir peu de choses. « Je n’écoute pas beaucoup de musique. J’ai entendu quelques trucs de Nils Frahm. Mais ce n’est pas vraiment mon genre. Ça a quelque chose de très tranquille, linéaire. Et moi, je suis accroché aux dynamiques, donc ça ne m’intéresse pas vraiment. La musique pour moi doit posséder la contradiction, l’agression, le désenchantement, l’espoir… Tout avoir. Et aujourd’hui, je me trompe peut-être, mais beaucoup de choses sont plates. Il n’y a qu’une humeur et elle ne se transforme pas. Notre musique est comme un personnage de cinéma: elle se développe, elle n’est pas la même au début et à la fin du film. Il y a une tension. L’influence classique était déjà présente avec la guitare. Mais avec le piano, elle est encore plus claire. Et elle vit. Tu obtiens souvient une version très polie d’orchestration de piano et de batterie. Ce n’est pas mon idée de la musique. »

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Le flux de la vie

Enregistré l’an dernier durant un rude mois de janvier dans leur local de répétition (une ancienne ferme réaménagée avec une cheminée dans laquelle il ont exceptionnellement laissé entrer quelqu’un, le producteur Bart Demey), Current sort sur Unday. Un label particulièrement à son affaire en ce début d’année après la sortie du nouveau Flying Horseman. « D’habitude, on faisait tout en mode DIY, rappelle Pieterjan. C’était enregistré, mixé, masterisé. Puis, on gérait l’artwork et on cherchait un deal pour la distribution. » « Mais pour la première fois de notre carrière, enchaîne son comparse , on a osé signer avec un label. Donner notre disque. Laisser d’autres personnes décider de certaines choses. Le moins possible, bien sûr. Mais on avait atteint un plafond dans l’autogestion. Un plafond dans la possibilité de toucher, d’atteindre les gens. Je crois en l’utilité de ce disque. Particulièrement maintenant. Cette autre manière de penser la musique et de la jouer. Bref. On veut toucher un public plus large et le Do It Yourself a ses limites. »

À l’époque de Stabat Mater, Vervondel et De Gezelle avaient fini par se sentir exsangues. « À cause de la vie. De la musique aussi, précise Stijn. Elle prend beaucoup de toi. Et quand tu dois combiner ça avec la famille, les enfants, les petites amies, la vie quotidienne, tu as l’impression d’être en permanence sur des montagnes russes. Pendant les deux ans où on ne s’est pas vraiment vus Pieterjan et moi, je me suis mis à bosser dans une usine le week-end. Et pour la première fois de mon existence, un genre d’équilibre s’est installé. J’avais des rentrées financières régulières. Ça m’a stabilisé d’une certaine manière. La musique n’était pas vraiment là pour moi. Mais elle est revenue. Je suis reparti pour un tour de manège… »

La leçon de piano de Madensuyu
© DR

« Je me suis séparé de la mère de mes enfants, confie de con côté Pieterjan. Après 18 ans… Donc, ça a été difficile. De jouer aussi. Ce fut une période sombre de mon existence. J’essaie d’ailleurs encore de gérer tout ça. Ça a rendu encore plus spécial le fait de faire un disque sur le flux, le ruissellement de la vie. Comment tu changes en tant que personne et comment il est difficile de quitter le passé. »

Art total. Madensuyu a toujours attaché une attention toute particulière à l’emballage de ses disques. Jouant avec les concepts et les matières. Dans ses CD’s, il a déjà glissé du béton, de l’acier, de la fibre optique, une espèce de résistance électrique. Pour Stabat Mater, il avait joué avec le bois. «  »Current » , c’est le fleuve, le flux. Mais ça veut aussi dire maintenant. On a beaucoup réfléchi et travaillé pour donner l’impression qu’il y avait de l’eau dans la boîte. Ça a été une longue odyssée dans des usines, chez des fabricants de verre ou des pharmacies pour trouver un moyen de garder de l’eau à l’intérieur. On a finalement développé l’idée de faire des sculptures de vagues et d’en prendre l’empreinte dans du polyuréthane. Au final, tu as une double vision. Tu peux regarder dans la profondeur de l’eau. » Adeptes de l’artisanat, Stijn et Pieterjan fabriquent tous les emballages eux-mêmes. « On fait des sculptures. Carrées. 12×12. La taille d’un CD. Puis, on fait un moule. Et dedans, on glisse le polyuréthane. Il y a deux composants que tu mélanges et ça doit sécher pendant six heures. C’est beaucoup de travail mais ça en vaut la peine. »

« Ce qui est important pour nous, c’est de capturer le moment, enchaîne Stijn. On met toujours du matériel dedans. Pour le dire de manière poétique, tu peux prendre en main les émotions. Les toucher. C’est une manière enfantine pour nous de reproduire notre musique, d’étendre le temps et de laisser quelque chose derrière nous. »

Jamais à court d’idées, Madensuyu a commencé en novembre par donner des concerts pour 30 personnes. Une minitournée intitulée 60 ears. « Tu peux faire le compte. C’est logique, sourit Vervondel. Au festival Guess Who?, on n’a joué que des chansons au piano et les gens se sont tout de suite lancés dans des espèces de danses vaudoues. C’était 600 oreilles là-bas… De manière générale, les clubs rock’n’roll me manquent. À Courtrai, au Kreun, pendant le Sonic City programmé par Thurston Moore, ça sentait vraiment mauvais. J’ai invité les gens à fumer et j’ai adoré. On vient d’une époque où tu te libérais de la vie de tous les jours aux concerts. Tu t’amusais. Aujourd’hui, tu dois mettre ta veste ici, ton sac là. Tu peux payer avec de l’argent mais tu dois d’abord acheter des tickets. Tu ne peux plus fumer à l’intérieur. Tu dois aller dehors. Mais pas avec ton verre. C’est sans doute meilleur pour la santé et on s’y habitue. Mais bon… » La routine n’aura jamais les faveurs de Madensuyu…

Current, distribué par Unday/NEWS. ****(*)

Le 22/2 au Handelsbeurs (Gand), le 23/2 au Recyclart (Bruxelles), le 2/3 au NONA (Malines), le 9/3 à l’Eden (Charleroi), le 15/3 au Trix (Anvers), le 20/3 au Depot (Leuven), le 21/3 au Kultura (Liège)…

De Chassol à Nils Frahm

Christophe Chassol
Christophe Chassol© DR

Le piano, ces dernières années, aime les chemins de traverse et les territoires inexplorés. En France déjà. Que ce soit avec Christophe Chassol, ses expédi-sons et ses harmonisations/mélodifications du réel (il construit ses chansons sur un piano en extrapolant des images et leurs sons glanés lors de ses voyages). Ou avec la famille parisiano-libanaise Mar-Khalifé. Bachar, le cadet, qui mêle jazz, musiques classique, traditionnelle et électronique. Et Rami, le frère aîné, qui a fondé Aufgang et défriche les mêmes ambiances mais dans un univers nettement plus orienté vers le dancefloor.

Le piano a la cote. Redoutable entertainer, le Canadien Chilly Gonzales, non content de lui consacrer deux albums solo, de se pencher sur la musique de chambre et d’accompagner de ses doigts agiles Jarvis Cocker, publiait il y a quelques années un livre illustré avec un CD (les Re-Introduction Etudes) et 24 morceaux faciles à jouer pour les non-initiés… Ludique. De l’autre côté de la Manche, le crooner 2.0. James Blake a lui aussi participé au rajeunissement de l’instrument. Utilisant le piano pour mieux dessiner les contours de sa soul électronique. Les Mancuniens de GoGo Penguin, eux, le font rimer avec le renouveau jazz. Dont acte.

Nils Frahm
Nils Frahm© DR

Pour célébrer son instrument préféré, ceux qui en jouent et ceux qui le fabriquent, l’Allemand Nils Frahm a été jusqu’à créer en 2015 le Piano Day. Un événement qui a lieu le 88e jour de l’année (le 29 mars en 2018) en guise de clin d’oeil au nombre de ses touches. Frahm est l’un des fers de lance du néoclassique et vient de remplir deux soirs d’affilée l’Ancienne Belgique. Il esquisse depuis le début des années 2000 des compositions pour piano et musique électronique marquées par le travail d’un Steve Reich et d’un John Cage. Et son pote du label Erased Tapes, le minimaliste islandais Olafur Arnalds, a même reçu un Bafta pour sa musique de la série britannique Broadchurch. Qui va piano va sano.

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