Rencontre avec Paul Thomas Anderson, au sommet de son art avec Phantom Thread

Daniel Day-Lewis, précipité d'élégance et de raideur dans son ultime rôle à l'écran. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

S’invitant dans le milieu de la mode à Londres dans les 50’s, Paul Thomas Anderson entrelace les fils de la relation enchaînant un couturier et sa modèle, signant une variation brillante autour de la romance gothique. Soufre et sentiments…

Prenant tout le monde de court, Daniel Day-Lewis faisait part, en juin dernier, de sa décision de mettre un terme à sa carrière, Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson, devant être son dernier film (lire son portrait). Une secousse cinématographique sinon tellurique -après tout, le comédien britannique est le premier à avoir remporté trois Oscars du meilleur acteur dans un rôle principal (pour My Left Foot, en 1990, There Will Be Blood, en 2008, et Lincoln, en 2012)- dont les effets ne sont pas encore totalement retombés, six mois plus tard, alors que l’on retrouve le réalisateur californien dans un hôtel londonien. « Je peux comprendre sa décision, elle ne m’a pas vraiment surpris, avance-t-il. Je ne pense d’ailleurs pas que personne l’ait été complètement, si l’on considère le nombre de fois que Daniel a menacé d’arrêter, voire même les longues absences qu’il s’autorisait entre deux rôles. C’était un peu comme s’il prenait sa retraite entre les films: on n’entendait pas parler de lui pendant cinq ou six ans, et puis il réapparaissait. Je ne suis donc pas surpris… »

Daniel Day-Lewis, Paul Thomas Anderson avait déjà eu l’occasion de le « pratiquer » il y a dix ans à l’occasion de There Will Be Blood. Décharné, l’acteur y campait un prospecteur avide lancé dans une quête frénétique de l’Or noir dans l’Ouest du début du XXe siècle, périple se resserrant jusqu’à la suffocation autour de sa rivalité avec un prêcheur taillé dans le même bois. Phantom Thread, un film à l’écriture duquel le comédien a été étroitement associé, échangeant avec le réalisateur tout au long du processus, est d’un autre ordre. Day-Lewis y prête sa fine silhouette à Reynolds Woodcock, couturier génial et maniaque (vaguement inspiré par Cristobal Balenciaga et Charles James) régnant sur la mode londonienne au milieu des 50’s. Et PTA de comparer les deux personnages, unis par leur caractère obsessionnel: « La différence principale tient au fait que dans There Will Be Blood , chacune de ses décisions constituait un choix pratique: si vous vous retrouvez dans l’Ouest, à forer pour trouver du pétrole, vous devez poser des choix qui vont vous préserver de la mort. Alors que dans le cas présent, il s’agit d’affirmer un statut, une position à travers son goût personnel. À un impératif de survie dans le désert s’en substitue un autre, où une attention déraisonnable est accordée au choix des verres, de la porcelaine, de l’argenterie, du linge de table, des chaussures, des chaussettes et jusqu’aux lacets qui, tous, disent quelque chose de lui. »

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C’est peu dire que Daniel Day-Lewis se fond à merveille dans ce rôle, réussissant à faire de Woodcock un précipité d’élégance et de raideur, mondain par son activité mais solitaire dans l’âme. « Il y avait de nombreuses raisons de le faire évoluer dans l’univers de la mode, poursuit Paul Thomas Anderson. La première étant que l’on se trouve en présence d’un homme ayant une relation particulièrement compliquée avec les femmes sur le plan amoureux, mais qui vit en même temps entouré de femmes travaillant pour lui, au premier rang desquelles sa soeur, Cyril (la formidable Lesley Manville, collaboratrice régulière de Mike Leigh) , qui fait tourner les affaires, tandis que le spectre de sa mère plane sur l’ensemble. C’est un paysage exclusif au monde de la mode, peut-être moins maintenant, où tout est plus intégré et partagé entre hommes et femmes, mais dans les années 50, les femmes étaient derrière tout cela. » De cet univers qu’il a pris un plaisir manifeste à recréer, PTA confesse qu’il ignorait tout, ou presque, ses connaissances se limitant à quelques documentaires et au show télévisé Project Runway, relevés d’un coup d’oeil occasionnel au magazine Vogue. « J’ai dû tout assimiler en partant de rien. Même les choses les plus élémentaires, comme le simple fait de prendre des mesures, tenaient pour moi de l’apprentissage d’une langue étrangère. Mais les spécialistes du Victoria & Albert Museum (grand musée d’art et de design, situé à Londres, NDLR) n’ont pas ménagé leur peine ni leur temps pour nous expliquer de quoi il retournait. » L’illusion est parfaite en tout cas, du cousu main pour ainsi dire, et l’on imagine fort bien Daniel Day-Lewis ajouter, dans l’éventail de ses possibles reconversions, la confection à la cordonnerie, réellement apprise pendant ses loisirs au cours des années 90.

Daniel Day-Lewis et Paul Thomas Anderson sur le tournage de Phantom Thread.
Daniel Day-Lewis et Paul Thomas Anderson sur le tournage de Phantom Thread.

Alma, du côté de Rebecca

Maître des formes, Reynolds Woodcock l’est aussi de son temps, rythmé de rituels absurdes pour certains observés avec un soin jaloux, sinon maladif. Et il ne faudrait guère forcer le trait pour le dépeindre en artiste névrosé à la cruauté aiguisée, comme prix de son génie. « Je ne trouve rien de romantique à cette posture, précise PTA . Il est possible de mener une existence créative tout en laissant de la place à d’autres gens, même s’il y a beaucoup d’exemples d’individus qui, du fait de leur créativité, s’estiment privilégiés et autorisés à traiter les autres comme bon leur semble. Il y a une longue tradition d’artistes qui ont laissé derrière eux une lignée de femmes et d’enfants ayant souffert à cause de leur égoïsme. Mais si cela débouche sur des personnages intéressants, cela ne m’a jamais intéressé à titre personnel. Je ne m’y reconnais pas du tout: j’ai une famille, dont je me soucie bien plus que de tourner des films. » Reynolds, pour sa part, va voir sa routine bousculée avec l’irruption dans sa vie d’Alma, jeune femme peu encline à s’en laisser conter. Et prenant insensiblement les rênes de l’histoire, qu’elle emmène sur le terrain de la romance gothique façon Caroline Blackwood ou Daphné du Maurier, le réalisateur citant encore Rebecca, adapté par Hitchcock de cette dernière, comme l’une de ses inspirations (1) . « Quand je pense aux films que j’apprécie, les romances gothiques figurent en bonne place, c’est un genre que j’apprécie, et j’ai voulu y être fidèle. Il se trouve aussi que j’avais envie de tourner en Angleterre, et cela s’intégrait parfaitement au paysage, les romances gothiques s’y déroulant en général. Ajoutez mon désir de retravailler avec Daniel, et de le voir jouer à nouveau un Anglais, et tous les éléments convergeaient… »

Audace du réalisateur, il a choisi pour camper cette héroïne une quasi-inconnue, Vicky Krieps, actrice luxembourgeoise ayant, à 34 printemps, aligné les seconds rôles des deux côtés de l’Atlantique, de Möbius, d’Eric Rochant, à Hannah, de Joe Wright; rien, toutefois, qui laisse entendre qu’elle tiendrait la dragée haute à Daniel Day-Lewis avec un tel aplomb. « J’ai découvert sur iTunes un petit film allemand qu’elle avait tourné il y a quelques années, The Chambermaid , et j’ai reçu dans la foulée l’audition qu’elle avait passée pour Phantom Thread . À partir de là, tout s’est mis en place très rapidement, tant il était clair qu’elle était l’actrice idéale pour ce rôle. » Intimidée, comme il se doit, au moment de rencontrer la star du film en « situation », rougissement de rigueur à l’écran à la clé, comme un gage supplémentaire d’authenticité, sans pour autant se laisser démonter. « S’il veut y arriver, un comédien ne peut laisser ce sentiment l’emporter, observe Paul Thomas Anderson. Vicky est très solide, elle ressemble beaucoup à Alma en ce sens: elle ne va pas reculer, mais comprendre comment survivre… » La relation qui s’ébauche alors entre eux, si l’on s’en voudrait de la déflorer trop avant, se révèle tour à tour sinueuse et étouffante, apaisée et tourmentée, le film se faisant le sismographe de ce rapport de force évoluant au gré de sentiments parfois ambivalents – « on peut passer par toutes sortes d’états fort différents dans sa relation avec son partenaire », constate le réalisateur. Ce que Vicky Krieps résume d’une petite phrase, « Reynolds et Alma sont à la fois des duettistes et des duellistes… », formule bien sentie riche de promesses et lourde de sous-entendus. N’étant pas sans rappeler The Master par sa texture, Phantom Thread est de l’étoffe dont l’on fait les chefs-d’oeuvre…

(1) Vicky Krieps, qui interprète Alma, a choisi de la baptiser ainsi en hommage à Alma Reville, l’épouse du maître du suspense.

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