A Maze. festival: à Berlin, mariage du joystick et de la littérature

Le plus grand festival européen dédié à la contre-culture du pixel a pris cette année une tournure littéraire. © Jens Keiner
Michi-Hiro Tamaï Journaliste multimédia

Invoquant Bertolt Brecht pour revisiter Call of Duty en Ukraineou réunissant seize plumes pour documenter la tradition orale nord-américaine, l’A Maze. festival célébrait le mariage du joystick et de la littérature à Berlin, le moisdernier. Explications avec trois auteurs de cette nouvelle vague.

The Fallen
The Fallen

Un léger haussement de sourcils, condescendant. Une expression de gêne confuse. Parfois, un regard hostile. Evoquer l’accession du jeu vidéo au rang d’oeuvre artistique dans des sphères culturelles établies relève de la proposition vulgaire. Presqu’insultante. À la fin du mois dernier, l’A Maze. de Berlin démontrait toutefois que le gaming ne se cantonne pas à Candy Crush et à Call of Duty. Instantané précieux de la création ludique indépendante, la sixième édition du plus grand festival européen dédié à la contre-culture du pixel prenait cette année une tournure littéraire. Au-delà de ses installations rocambolesques transformant entre autres une platine vinyle en borne d’arcade (vinylOS), une foule de nominés y jouait ainsi du joystick pour écrire des récits engagés ou personnels.

« J’espère que Bertolt Brecht ne se retourne pas dans sa tombe », souffle Georg Hobmeier, le créateur de The Fallen. Ressemblant à un jeu de tir militaire de consommation courante, son titre en vue subjective se définit en effet comme un « shooter brechtien ». Twist? Chaque balle que le joueur tire vers un adversaire déclenche un ralenti commenté d’un résumé de la vie de sa victime, lu à voix haute. « Bertolt Brecht a ôté les effets romantiques du théâtre pour lui donner des vertus didactiques. Nous essayons de faire exactement la même chose avec les jeux vidéo: prendre le médium et le transformer avec un effet de distanciation. Normalement, tuer quelqu’un dans un jeu offre des points ou des artefacts. Ici, c’est l’exact opposé, l’assassinat crée une punition. »

D’un père adepte de mauvaises blagues à un guide touristique passionné, les balles de The Fallen sifflent sur une reconstitution de la seconde bataille de l’aéroport de Donetsk, en Ukraine. Le terminal flambant neuf fut rasé après son siège, il y a deux ans. « Ce summum de la destruction guerrière illustre ce qu’a subi la ville dans son ensemble. J’étais en Ukraine en 2014 lorsque la révolution a commencé. Ça m’a bouleversé car les Ukrainiens sont des gens très chaleureux, poursuit Georg Hobmeier. Nous avons changé les noms de nos témoignages, mais les biographies sont celles de vraies personnes. Tuer quelqu’un, c’est effacer une existence. Je ne soutiens aucun camp, je veux juste souligner l’absurdité de la chose. »

Far from Noise
Far from Noise

Machines à écrire

Lovés dans un ancien atelier ferroviaire de la S-Bahn, les jeux vidéo narratifs infiltrés parmi les 25 nominés (sur 250 inscrits) de l’A Maze. n’empruntaient pour la plupart pas une voie politique et engagée. Les exemples récents ne manquent pas (North, Killbox, Daiichi Dash, Papers Please…). Mais dans cette catégorie, seul se détache Orwell, jeu d’enquête policière écorchant avec talent la vie privée de citoyens au nom de l’antiterrorisme, qui a reçu le Long Feature Award. Les récits personnels roulaient eux à grande vitesse dans Friedrichshain, quartier accueillant le festival et berceau de la contre-culture berlinoise.

Far from Noise dérapait ainsi de la route pour revisiter le cliché cinématographique d’une voiture en équilibre précaire, au bord d’une falaise. Tombera, tombera pas? Face à la mort, une jeune femme passe de la stupéfaction à l’acceptation. Le plan est fixe, la 2CV oscille très longtemps. Son monologue puis son dialogue (imaginaire?) se rythment de pensées à choix multiple, drôle ou tragiques. Hébergé chez Arte Creative, Sens VR s’affichait de son côté comme une adaptation en réalité virtuelle des romans graphiques cultes de Marc-Antoine Mathieu. Autant d’expériences gaming ignorant les études de marché nourrissant les blockbusters de l’industrie du jeu vidéo dit Triple A…

Thorsten Storno
Thorsten Storno© Jens Keiner

« Il est vital que cette communauté trouve sa propre identité, sans se reposer sur le modèle de l’industrie mainstream, note Thorsten Storno, le très avisé organisateur de l’A Maze. festival. Il faut aussi qu’elle quitte cette scène underground, tout en trouvant les moyens de vivre. De nombreux éditeurs établis du jeu vidéo veulent participer à l’ A Maze. et donner de l’aide. Mais je n’en veux pas. Il faut arrêter de voir les jeux vidéo uniquement sous l’angle du produit. Nous voulons créer un mouvement, donner naissance à quelque chose de neuf en confrontant des artistes digitaux et des créateurs de jeux. Des passerelles entre les deux se tissent doucement. »

La démarche est sur la bonne voie. En Europe, plusieurs événements similaires sont ainsi apparus ces dernières années. Adoubé par 4 000 visiteurs cette année, l’A Maze. festival (36 conférences, 14 workshops, 4 soirées de concerts) a déjà inspiré le Screenshake festival du collectif House of Indie (hébergé par Het Bos) à Anvers. Et il serait surprenant de ne pas voir le Quai 10 de Charleroi lui emboîter le pas vu que la structure fait actuellement tourner deux temps-plein et un mi-temps sur sa programmation gaming… Plus récemment enfin, l’association Arts&Publics avait organisé à Bruxelles une game jam citoyenne transformant des acteurs de centres culturels parfaitement béotiens en développeurs de jeux commentant la crise migratoire en Méditerranée.

Le jeu vidéo sort donc de sa zone de confort. Et la narration l’a bien aidé à l’A Maze., sans pour autant isoler le public. Tick Tock d’Other Tales Interactive demandait ainsi à deux joueurs de communiquer à voix haute pour progresser dans son conte scandinave fantastique. La Magical Love Arcade des Français de The MLLA Team posait elle 20 QCM aux festivaliers. En bout de course, trois perles de couleur différentes à porter sur place en collier et à comparer avec des inconnus rencontrés au hasard. De quoi aussi déstabiliser certains couples dont les résultats ne collaient pas vraiment…

Where Water Tastes Like Wine
Where Water Tastes Like Wine

Il était une fois en Amérique

Si les projets arty et purement arcade -une spécialité du festival- ne manquaient pas, Where the Water Tastes Like Wine de Johnnemann Nordhagen y élevait le débat littéraire et ludique à un niveau sans précédent. Le développeur américain de 36 ans a demandé à seize auteurs de son pays (célébrés dans le circuit du jeu indé) de lui écrire une nouvelle, sur base d’un long travail de documentation plongeant dans l’Histoire américaine du début du XXe siècle. Ce jeu au titre tiré de chansons folk et rock US (Woodie Guthrie, Grateful Dead, Canned Head…) se déroule comme un road trip. Pas de braquage ici, mais un vagabond maudit qui collecte des graines d’histoires populaires pour les échanger avec d’autres voyageurs. « Ce travail collectif est un hommage aux mythes et traditions orales américaines, avance Johnnemann Nordhagen. J’ai fait appel à de jeunes auteurs en écartant systématiquement les écrivains masculins blanc, surreprésentés dans le gaming.Mon travail de documentation porte sur une quarantaine de livres et de nombreux films liés à la Grande Dépression, à la condition noire américaine et aux grèves des mineurs réprimées dans le sang au Kentucky. » D’une guitariste blues qui a vendu son âme au diable pour devenir la meilleure au monde -et être payée décemment- au frère d’un mineur gréviste obligé de quitter sa famille, impossible de résister aux traits noirs -très BD- de ce jeu d’aventure.

Johnnemann Nordhagen
Johnnemann Nordhagen

« Les États-Unis ne se tournent pas assez vers leur Histoire, poursuit Nordhagen. Mon intention première n’était pas de commenter notre actualité politique nationale, mais les injustices vécues par la communauté noire il y a un siècle -et encore aujourd’hui- renvoient à la condition des musulmans sous l’ère Trump. La crise écologique provoquée par le Dust Bowl dans les années 30 se répète à plus large échelle avec le réchauffement climatique. Nous refaisons les mêmes erreurs, c’est très triste. »

En voie de professionnalisation, armé de solides canaux de distribution (Steam, GOG…) et viable commercialement (This War of Mine), le jeu indé s’ancre dans le présent et fait preuve d’un réalisme social bienvenu. À l’exact opposé, l’obsession du réalisme visuel -cher au gaming depuis sa naissance- s’efface. Oikospielen Opera et son faux prétexte de lutte sociale (menée par des syndicats d’animaux!) déroule ainsi un monde aussi beau qu’incohérent. Créé par David OReilly, le développeur du jeu de randonnée du film Her, Everything, grand gagnant toutes catégories de l’A Maze., traverse un univers 3D grossier dont tous les éléments peuvent être incarnés par le joueur. D’un brin d’herbe à une galaxie, on se déplace sur une narration du philosophe américain new-age Alan Watts.

Mort au réalisme

Comme les impressionnistes au XIXe siècle, la nouvelle génération de développeurs sort donc de son garage pour se confronter au monde extérieur. À bas les néo-classiques? La genèse de Future Unfolding de Marek Plichta laisse penser que oui. Quelque part entre Zelda et Journey, ce jeu d’exploration où l’on parcourt une forêt vue du ciel embrasse une philosophie naturaliste, à l’image de son créateur. « Jacek Malczewski, un maître polonais du XIXe siècle, avait peint Le Modèle, une femme d’apparence normale qui, en y regardant de plus près, se révélait être la mort en train de lire des annonces nécro après son travail. Future Unfolding présente une forêt à l’apparence normale qui progressivement tombe le masque et demande de revoir sa vision du monde. C’est la même logique, noteMarek Plichta. Ma démarche est aussi liée à des face-à-face méditatifs avec moi-même, lors de trekkings en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est. Trois jours seul, à descendre une rivière au Laos sur un radeau de bambou, ça change certaines choses. »

Future Unfolding
Future Unfolding© Jens Keiner

La condescendance, la gêne voire l’hostilité provoquées par le jeu vidéo indépendant dans certains cercles culturels vont-elles perdurer? « La plupart des jeux actuels ne soutiennent pas la comparaison, face à des oeuvres des Beaux-Arts, conclut Marek Plichta. Mozart avait déjà eu des maîtres et pouvait compter sur des outils de création bien rodés, donc il faudra peut-être encore attendre une centaine d’années avant que l’on maîtrise parfaitement le langage gaming. Mais on y arrivera un jour. Notre medium est encore très jeune face à d’autres disciplines comme le théâtre par exemple. C’est ce que j’aime dans les jeux vidéo: tout reste à explorer. »

L’Italie, berceau des art games

A Maze. festival: à Berlin, mariage du joystick et de la littérature
© Michi-hiro Tamaï

De l’Histoire de Palerme vue à travers ses traditions culinaires (The Great Palermo/Italique) aux remords de l’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale (Venti Mesi), We Are Müesli a développé des jeux d’aventure narratifs d’une furieuse diversité ces dernières années. Le style visuel du couple (à la vie comme au travail) formé par Claudia Molinari et Matteo Pozzi se réinvente en outre sur chaque production et poursuit une démarche de documentation intense. Réalisé pour le Jheronimus Bosch Art Center aux Pays-Bas, Cave! Cave! Deus Videt s’impose comme leur pièce maîtresse. Audacieux, ce jeu d’aventure délaisse le style du primitif flamand pour mieux parler de son oeuvre en mode pop art. Réalisé à l’occasion de la Beijing Design Week de 2015, SIHEYU4N mélange enfin la tradition des arrière-cours des maisonnées chinoises au fil d’un Tetris-Like très malin, à quatre joueurs. Avec Santa Ragione et la Molleindustria, le duo témoigne du bouillonnement de cette sphère italienne qui, de par la densité de son approche politique et esthétique, se démarque du reste de la production indé européenne.

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