Jacques Doillon, le pirate

Ses films, intimes, personnels, volontiers buissonniers, creusent la veine de l’enfance aussi bien que celle des rapports de classe ou des tourments de la création. Souvent linéaires, sincères, ils se caractérisent par un goût certain pour le minimalisme et les décors naturels, les plans inscrits dans la durée et les personnages à la dérive. À 73 printemps, le réalisateur de La Drôlesse et du Petit Criminel, de Ponette et du Jeune Werther, retrouve avec Rodin la compétition cannoise quelque 33 ans (!) après La Pirate. C’est dire si l’homme, né à Paris dans un milieu modeste à la fin de la guerre, est davantage familier des chemins de traverse que des boulevards de la gloire. Le sculpteur? Il y est quasiment arrivé par hasard. « On est venu me trouver pour que je fasse un documentaire sur Rodin, se souvient-il avec l’oeil amusé d’un éternel conteur d’histoires. Mais très vite, j’ai démissionné. Je sentais que j’avais besoin d’écrire des dialogues et que ce soit incarné par des acteurs. Sans comédiens, je suis la plupart du temps désoeuvré. Je ne suis pas ce genre de cinéaste qui peut se contenter de filmer l’oeuvre nue d’un artiste afin d’en restituer l’émotion. Il me faut des mots, il me faut des scènes. »

Ode à la vie

Doillon enclenche alors un processus d’écriture de fiction et se documente en profondeur, lui qui s’est jusque-là à vrai dire fort peu frotté à l’oeuvre d’Auguste Rodin. « En sortant d’une projection de Mes séances de lutte,mon précédent long métrage, avec ces séquences très physiques de corps dans la boue, une amie avait dit à son mari: « Tiens, Jacques s’est amusé à faire des Rodin. » J’ai trouvé ça amusant parce que j’avais dû aller deux ou trois fois au musée, pas plus, et que je ne m’étais jamais intéressé de près à son travail. Mais aujourd’hui, je comprends le rapprochement. Rodin est un artiste qui a un rapport très fort au corps, à la vie. De son vivant, beaucoup ne voyaient d’ailleurs en lui qu’un vulgaire faiseur de fesses. Il inverse la traditionnelle hiérarchie des matériaux et décide de privilégier le travail de la terre, matière vivante par excellence, bien plus vivante que le marbre ou la pierre. La terre c’est comme la peau, elle se caresse, elle se brutalise. Ses corps parlent et me parlent énormément: au cinéma, les corps se résument trop souvent à des bouches et des visages. Moi, j’ai du désir pour des acteurs qui expriment des choses en bougeant.« 

Cinéaste du mouvement, Doillon découpe logiquement fort peu ses scènes, attentif à la musique qu’elles peuvent dégager et à l’énergie qui émane de ses personnages. « Il existe très peu de témoignages sur la manière qu’avait Rodin de travailler la matière. Mais lorsque l’on prête attention à ses oeuvres, on peut aisément l’imaginer comme une furie, comme un lion qui se bat. Avec une force de concentration inouïe. Un jour, l’écrivain Stefan Zweig a demandé à voir l’atelier de Rodin. Il raconte que soudain ce dernier, en pleine visite, soulève un linge et se met à retravailler une oeuvre afin de corriger une imperfection. Il travaille longuement, avec passion. Une fois la transe retombée, il se dirige vers la sortie pour verrouiller la porte et là il aperçoit un jeune type au beau milieu de son atelier. Il avait totalement oublié Zweig! »

N.C.

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