C’est grave, docteur?

Je le confesse, j’ai une maladie mentale. Mais chut, personne n’est au courant. Ou alors tout le monde fait exprès de ne rien remarquer pour ne pas m’accabler, comme quand on fait semblant de ne pas voir le membre manquant du mutilé qui vous parle. Ma pathologie porte un nom de moteur de voiture: TDI. Pour Trouble Dissociatif de l’Identité. Un terme barbare pour dire qu’il y a trop de monde sous le capot. Je vous rassure, je souffre de la forme la plus légère. Disons niveau 1 sur 4. Tellement légère que je soupçonne la majorité de la population d’en être également affectée, le plus souvent à l’insu de son plein gré comme dirait l’autre. Rien à voir donc avec l’embouteillage du personnage qu’incarne James McAvoy dans Split, le dernier Shyamalan, qui doit jongler avec pas moins de… 23 personnalités différentes, dont certaines particulièrement envahissantes et encombrantes. Je ne me prends pas pour Audrey, étudiante en stylisme de 50 kilos, en me levant le matin, avant de devenir Jordan, gamin de dix ans et grand chasseur de Pokémon, sur le temps de midi, pour finir la journée dans la peau de Pierre, employé diabétique tendance autoritaire.

Déjà, je suis conscient de ne pas être tout seul dans ma tête. Pas de cloison étanche entre celui qui se shoote à l’effort physique, cultive une certaine ascèse, et l’autre qui se verrait bien arpenter jour et nuit le chemin tortueux de la connaissance dans un corps ravalé au rang de simple chaudière. La sueur et les larmes d’un côté, l’ivresse des mots, des images et des sons de l’autre. Car oui, petit joueur, je me contente de deux pôles magnétiques -à moins bien sûr que d’autres « invités » ne se cachent derrière la porte de ma conscience, le propre de la personnalité multiple comme on disait autrefois étant d’ignorer ce qui se passe sous les autres masques, et jusqu’à leur existence.

Un homme, deux scènes donc. Ce qui suffit à me pourrir l’existence. Ou en tout cas à la compliquer. Depuis 30 ans, je navigue entre des envies contradictoires et inconciliables qui se chevauchent plus qu’elles ne s’emboîtent. Au gré du vent mais surtout du contexte familial et des rencontres, je me sens pousser des ailes d’athlète, prêt à pulvériser tous les records -surtout les miens avec le temps-, ou au contraire, je délaisse la réalité pour engloutir toute la bibliothèque avec l’espoir d’un jour accoucher du nouvel Ulysse. Le premier « moi » n’aurait pas craché sur une carrière sportive, et c’est encore lui qui aujourd’hui me fait courir des marathons, me botte les fesses en hiver pour enfiler mes baskets ou me fait braver la mort sur mon terrible engin. La quête de sensations fortes prend en effet des formes diverses, mais au bout de la route ou de la piste de ski, c’est toujours la même récompense, bouquet intense mais fugace d’émotions et de jouissance.

Seulement cette libération est toujours de courte durée. Je sens en permanence la morsure de l’autre « moi » sur mon épaule, ce double inversé qui me murmure de creuser ma « vraie » voie, avec la promesse de plus grandes extases encore. Dans un mouvement de balancier, je retourne donc à mes livres, à mes films, à mes BD. Non sans éprouver déjà le regret des grandes chevauchées… Faute d’avoir pu couper l’un des deux cordons ombilicaux, je tente de les faire cohabiter dans le canapé deux places des loisirs et de la vie professionnelle. Un équilibre instable mais qui m’épargne le deuil. Choisir c’est renoncer. Ce que je n’ai pas réussi à faire. Contrairement à ces champions et à ces artistes entièrement dévolus à une obsession, comme mus par une urgence vitale et gloutonne.

Au fond, la normalité c’est peut-être ça: composer avec deux personnalités, qu’on laisse mijoter à petit feu. Alors que le « surhomme » baigne dans son propre jus. Le cas des artistes est éclairant. Les plus grands, Virginia Woolf, Vincent Van Gogh, Ernest Hemingway, Jackson Pollock, Syd Barrett, Kurt Cobain, Leonard Cohen… souffraient de troubles bipolaires ou de schizophrénie. Ce qui se traduit par des humeurs changeantes, des hallucinations auditives ou visuelles, des maux bien différents du TDI, plus vicieux, plus profonds. Les malades sont seuls dans leur tour infernale, là où une personne « normale » peut changer de costume quand elle est fatiguée d’elle-même. La création devient alors le seul remède possible pour apaiser un peu les souffrances et les tourments.

Je vous laisse, on frappe à ma porte. Qui sait, c’est peut-être le numéro 3…

PAR Laurent Raphaël

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