« Vu tout ce que Cheney a commis, il devrait être reconnaissant de s’en tirer avec seulement un film aux fesses »

Vice d'Adam McKay, avec un Christian Bale méconnaissable, grand favori à l'Oscar, dans le rôle de Cheney. © Greig Fraser / Annapurna Picture
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Quatre ans après The Big Short, le réalisateur Adam McKay s’attaque avec humour et férocité au versant politique du grand déclin de l’empire américain en signant Vice, un portrait peu amène de Dick Cheney, l’ancien vice-président de George W. Bush.

Rigolard et malin, Adam McKay a d’abord été un scénariste, réalisateur et producteur de comédies célébré au cinéma (Anchorman, Talladega Nights ou Step Brothers, tous avec son grand ami Will Ferrell) et en télé (la série Eastbound & Down, mais aussi l’émission satirique Saturday Night Live), avant que sa carrière ne prenne un tour plus « conséquent » en 2015 avec The Big Short, décapant -même si parfois un peu gadget- divertissement critique qui revenait, fort d’un casting de stars, sur l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis et la crise financière majeure qu’elle provoqua alors. Quatre ans plus tard, il se fend aujourd’hui avec Vice d’un portrait drôle, acide et méchant, mais pas moins étayé pour autant, de Dick Cheney, vice-président de George W. Bush entre 2001 et 2009. Rencontre à l’image d’un film courant sur près d’un demi-siècle d’Histoire américaine: sans langue de bois.

L’une des premières choses qui vient à l’esprit à la vision de Vice, c’est que vous devez avoir une équipe sacrément solide d’avocats…

Nous avons d’excellents avocats (rires)! Non mais, plus sérieusement, Cheney et son entourage sont des figures publiques aux États-Unis et il est moins délicat qu’on pourrait le penser de les portraiturer dans une fiction. Nous n’avons d’ailleurs reçu aucune plainte ou menace de leur part. Ils savent que nous sommes dans notre droit. Et, mieux, je pense qu’ils devraient être reconnaissants, au regard de tous les méfaits qu’ils ont commis, de s’en tirer avec seulement un film aux fesses (rires). Ceci étant dit, tous les faits que nous avons choisi de traiter ont bien sûr été minutieusement vérifiés par des gens dont c’est le métier. Mais je vais vous dire une chose: la plupart du temps, figurez-vous que nous avons opté pour une version plutôt profil bas des faits. Par exemple, lors de ce fameux accident de chasse où Cheney a tiré sur un ami en 2006, nous ne le montrons en train de boire qu’une seule bière auparavant, selon sa propre version des événements, bien que certains témoins affirment qu’il en avait descendu plusieurs…

Cheney est une figure publique, certes, mais c’est aussi un homme particulièrement mystérieux, quasiment un fantôme politique. Dans le Saturday Night Live, vous vous amusiez d’ailleurs à le comparer à Dark Vador. Comment s’y prend-on pour aborder un personnage comme celui-là?

C’est exactement ce qui m’a motivé à faire ce film. Je trouvais ça très excitant. Si vous vous intéressez un tant soit peu à ce qui se passe en Amérique aujourd’hui, vous ne pouvez pas vous empêcher de vous demander: « Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour en arriver là? » Et, en un sens, c’était déjà la question qui sous-tendait The Big Short, sur un versant plus économique. Elle est d’autant plus pertinente en politique avec Donald Trump. Quand j’ai commencé à m’intéresser aux dessous des cartes politiques de ces dernières années, j’en suis très vite arrivé à Cheney. J’ai réalisé qu’on était sur le point d’imprimer pour de bon dans les livres d’Histoire ce qu’on avait bien voulu nous laisser savoir sur lui. En creusant son cas, ce que j’ai découvert m’a semblé tout bonnement incroyable. Ce type, sans en avoir l’air, a tout simplement changé le cours de l’Histoire. Bien sûr, on s’est toujours amusé du fait que Bush était son pantin, mais je crois que nous n’avons vraiment pas bien mesuré à quel point il exerçait son contrôle dans l’ombre. C’est vraiment un film dans lequel je me suis lancé comme dans une énigme à résoudre.

Adam McKay dirigeant George W Bush (Sam Rockwell) et Dick Cheney (Christian Bale)
Adam McKay dirigeant George W Bush (Sam Rockwell) et Dick Cheney (Christian Bale)© DR

D’un autre côté, tout ce que vous montrez dans le film a déjà été dévoilé d’une manière ou d’une autre. Mais bizarrement, ce n’est pas ce que l’opinion publique a décidé de retenir de lui. Pourquoi Cheney n’a-t-il jamais été massivement considéré comme le sale type qu’il est objectivement?

En fait, quand Bush et Cheney ont quitté la Maison-Blanche en 2009, ils étaient officiellement haïs par l’opinion. Bush était alors l’un des présidents américains sortants les moins aimés de l’Histoire, avec un taux de satisfaction de 22% à peine. Tandis que Cheney pointait à un misérable 13%. J’ai des amis républicains qui ont voté pour Obama à l’époque tellement ils détestaient Bush et Cheney, c’est vous dire. Mais six mois plus tard, tout était oublié. Et ça, c’est l’un des trucs les plus dingues auxquels il m’a été donné d’assister de toute ma vie. À tel point que, lorsque Trump est arrivé au pouvoir, les gens semblaient se souvenir de Bush et Cheney avec une certaine nostalgie. Sérieusement? Ces types ont orchestré l’invasion d’une nation souveraine, l’économie mondiale s’est effondrée sous leur règne… Et aujourd’hui, on essaierait de nous les vendre comme un moindre mal? C’est insensé. Trump n’est qu’une mauvaise blague à côté d’eux. Ok, il a commis quelques belles saloperies, mais rien de comparable avec ce que Bush et Cheney traînent comme casseroles. Cette amnésie est dingue. J’ai parfois le sentiment que l’Histoire se construit à la manière d’un jeu de réécriture inconscient, comme si les gens voulaient se persuader que les choses étaient plus chouettes par le passé et effacer toutes les atrocités. C’est d’ailleurs l’un des retours que suscite régulièrement mon film. Certaines personnes viennent me trouver pour me dire: « À quoi ça sert, tout ça? Nous n’avons pas besoin d’entendre cette histoire. » Mais nom de Dieu! Comment peut-on dire une chose pareille?

Cheney ne se destinait pas vraiment à cette carrière de génie du mal, c’est davantage quelque chose qui s’est construit petit à petit, étape par étape. Son parcours est discret et patient…

Cheney est quelqu’un d’incroyablement patient, oui, même s’il a toujours été attiré par le pouvoir. Personne n’aurait jamais imaginé, pas même lui, qu’il connaîtrait pareil destin de sociopathe. Disons qu’il a simplement saisi des opportunités. D’abord encouragé par sa femme, puis par Donald Rumsfeld, qui est le plus opportuniste de tous les opportunistes si vous voulez mon avis. Par contre, quand la vice-présidence s’est ouverte à lui, et qu’il a réalisé à quel point Bush était un incapable, il savait exactement ce qu’il faisait, croyez-moi. D’ailleurs, il s’est emparé des rênes immédiatement. Le père Bush lui-même a déclaré qu’il n’aurait jamais fallu choisir Cheney, et que celui-ci avait construit un veritable empire de l’ombre à la Maison-Blanche. Mais il ne l’avait pas vu venir, il pensait qu’il ferait juste un bon bureaucrate bien tranquille. Personnellement, je préfère mille fois un Trump à un Cheney. Trump n’est qu’un simple clown de façade pour Mitch McConnell et le Congrès républicain. C’est Cheney et ses gars qui ont mis la démocratie américaine par terre. Ils ont fait péter le coffre-fort, ont chopé tous les diamants et se sont tirés en laissant la porte ouverte. Trump n’a fait que rentrer par là comme un vulgaire toutou avide de pisser partout. Il n’entrevoit même pas le tiers du quart du pouvoir que Cheney a pu avoir. Trump n’a aucun pouvoir. Même s’il passe son temps à essayer de convaincre son petit monde qu’il en a. Il n’est qu’un simple bouffon atteint du ciboulot. La créature du docteur Frankenstein. Rien de plus. Le vrai pouvoir aujourd’hui est concentré dans les mains des lobbyistes, des PDG, des millionnaires et du Congrès.

Vice s’étire sur cinq décennies. Il y a quelque chose de l’ampleur d’un Citizen Kane dans cette volonté d’embrasser toute une vie. Vous citez d’ailleurs ouvertement le film de Welles au détour d’une séquence…

Oui, je n’ai pas pu m’en empêcher (sourire). Vous savez, je trouve ça très paresseux de mettre systématiquement Citizen Kane en tête du classement des meilleurs longs métrages jamais réalisés, mais je l’ai revu à dessein juste avant de tourner Vice, et c’est fou comme ce film vieillit bien. On oublie trop souvent à quel point il est drôle. Joseph Cotten est hilarant de bout en bout et l’ensemble a quelque chose d’irrésistiblement truculent.

Vous n’auriez pas envie de réaliser un film à propos de Trump un jour?

Si je devais me lancer, je crois que je le ferais en animation. Et je crois que je me concentrerais sur son enfance, les histoires avec son frère… Après ça, je ne vois pas tant de choses intéressantes à raconter à son sujet. Ou bien alors peut-être un film sur son week-end à Moscou pour le concours de Miss Univers. Il serait classé X, évidemment, ça m’amuserait beaucoup (rires).

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