Shoah au cinéma: comment filmer l’infilmable?

Shoah de Claude Lanzmann © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Comment filmer la Shoah? Documentaire ou de fiction, le cinéma cherche la réponse et la trouve parfois.

La ressortie en salles de La Liste de Schindler de Spielberg offre un éclairage bienvenu à cette question majeure hantant le 7e art depuis l’immédiat après-guerre: comment témoigner par l’image de cet événement terrifiant entre tous qu’est la Shoah, le génocide des Juifs d’Europe par les nazis? Le documentaire comme le cinéma de fiction se devaient de relever cet important défi, jugé impossible par certains et qui alimente encore aujourd’hui le débat, voire la controverse.

Comment dire l’indicible, comment écrire une réalité trop forte pour les mots? Les écrivains s’étaient, les premiers, posé la question. Primo Levi, résistant et rescapé d’Auschwitz, fut déchiré entre la douleur du traumatisme et la volonté de transmettre son vécu à une société peu accueillante à pareil témoignage. Ses poèmes, ses romans, ses récits (dont le fulgurant Si c’est un homme), expriment l’écartèlement de cet écrivain majeur.

Pour le cinéma, évoquer la Shoah est un peu la quadrature du cercle. Comment restituer de manière réaliste l’horreur absolue des camps, des chambres à gaz, des fours crématoires? En affamant acteurs et figurants? Comment ne pas faire sonner faux ce qui est pourtant vrai, et alimenter involontairement les ricanements des négationnistes? Le documentaire offrit une première tentative avec le remarquable Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Sorti en 1956, d’une durée de 32 minutes seulement, le film est une commande du Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il est scénarisé par l’écrivain (et résistant) Jean Cayrol, dont Michel Bouquet lit le texte. Les images sont d’une part des documents authentiques en noir et blanc, de l’autre des plans en couleur tournés tout spécialement. S’il se garde curieusement de toute référence à l’aspect racial des choses, n’opérant pas de nette distinction entre camps de concentration et d’extermination, Nuit et brouillard allie le sérieux des sources à une réflexion, presque une méditation, sur la logique nazie, avec ses aspects super organisés, glaçants de rationalité.

Nuit et brouillard d'Alain Resnais
Nuit et brouillard d’Alain Resnais© DR

Shoah, la somme

Une petite trentaine d’années plus tard, en 1985, Shoah de Claude Lanzmann devient la référence documentaire absolue. Cette somme de près de dix heures (!) rassemble les témoignages de nombreux contemporains des faits suivant un plan en quatre chapitres: la campagne d’extermination par camions à gaz à Chelmno, le camp de la mort de Treblinka et celui d’Auschwitz-Birkenau, et enfin l’élimination du ghetto de Varsovie. Résistant durant ses années de lycée, élevé dans une famille juive mais sans cadre religieux ni culturel dans son éducation, Lanzmann mène lui-même les nombreux entretiens avec des déportés rescapés, l’historien Raul Hilberg(1), des témoins -dont des voisins des camps- et aussi parfois d’anciens membres de la SS et de l’administration nazie. Aucune image d’archives n’est utilisée dans un film dont le tournage s’est effectué dans quatorze pays et aura duré douze ans. Les partis pris formels du réalisateur, son intransigeance et le contenu même de Shoah firent l’effet d’un choc. Plusieurs controverses éclatant illico, la première venue de Pologne où le film fut qualifié d' »antipolonais » tandis que le monde musulman dans sa quasi-totalité le boycottait purement et simplement… En France, une polémique opposa Lanzmann à Godard sur le thème du caractère « infilmable » ou pas de la Shoah. Godard estimant (sur fond de reproches d’antisémitisme à son égard) que tout peut être filmé, alors que Lanzmann proclame le contraire avec le philosophe Elie Wiesel, selon lequel faire des images du génocide serait transformer un événement innommable « en phénomène de superficialité« .

The Pianist de Roman Polanski
The Pianist de Roman Polanski© DR

Hollywood, autre regard

Outre-Atlantique aussi, l’évocation directe du cauchemar absolu qu’est la Shoah a pu poser problème à une industrie du cinéma se revendiquant comme une usine à rêves. Comme souvent, les comiques tirèrent les premiers! Charlie Chaplin avait, dès 1940, évoqué les persécutions antisémites nazies dans son formidable The Great Dictator, usant de l’arme de l’humour comme allait le faire deux ans plus tard Ernst Lubitsch dans l’audacieux autant que réussi To Be or Not to Be. Il fallait du cran pour oser rire avec les camps de concentration comme le fit le génial émigré juif berlinois! D’autres genres que la comédie allaient par la suite, et après la fin de la guerre, évoquer le génocide et l’univers concentrationnaire. De manière indirecte, souvent, comme le fit Fred Zinneman en 1948 avec The Search où Montgomery Clift joue un soldat américain recueillant un jeune garçon rescapé d’Auschwitz. Ou Max Nosseck dans Singing in the Dark (1956) dont le personnage principal est un survivant des camps devenu totalement amnésique. La première adaptation du Journal d’Anne Frank (George Stevens, 1959) fait de la jeune fille une victime universelle, en s’attardant peu sur sa judéité et en évacuant les conditions de sa mort, l’univers concentrationnaire n’étant évoqué que dans une scène… onirique. La même année, des images réelles de la libération des camps créent le choc dans Judgment at Nuremberg de Stanley Kramer, sur le procès des dignitaires nazis. En 1964, Sidney Lumet voudra reconstituer, dans The Pawnbroker, l’expérience concentrationnaire d’un prêteur sur gages (Rod Steiger), rescapé de la Shoah, déshumanisé, qui refoule ses souvenirs.

La vie est belle de Roberto Benigni
La vie est belle de Roberto Benigni© DR

C’est la télévision, avec la série de la NBC Holocaust, qui abordera frontalement la destruction des Juifs d’Europe en 1978. Le succès sera au rendez-vous, la controverse aussi, Elie Wiesel considérant par exemple une banalisation de la Shoah par l’utilisation de codes fictionnels ne pouvant en rendre honnêtement compte. Révélée par la série, Meryl Streep sera cinq ans plus tard l’interprète de Sophie’s Choice, dont les flash-back situés à Auschwitz feront à leur tour l’objet de débats.

Liste de Schindler et Le Fils de Saul

À mi-chemin des conventions hollywoodiennes et du vécu européen, un film comme The Pianist (2002) de Roman Polanski allait refléter, en partie et à travers un musicien virtuose se cachant des nazis à Varsovie, la propre expérience d’un réalisateur ayant connu l’enfermement dans le ghetto de Cracovie. Dans un autre grand succès populaire, La Vita è bella (1997) de et avec Roberto Benigni conte les relations d’un père juif et de son jeune fils, tous deux déportés dans un camp, le papa voulant épargner à son enfant une terrifiante angoisse en lui présentant les choses comme un jeu. Le mensonge paternel devenant aussi mensonge du cinéaste vis-à-vis d’un spectateur infantilisé…

Le Fils de Saul de László Nemes
Le Fils de Saul de László Nemes© DR

N’est pas Spielberg qui veut, et c’est bien Schindler’s List (lire l’encadré ci-dessous) qui s’érige encore et toujours, depuis 25 ans, en modèle d’évocation de la Shoah par les moyens du cinéma de fiction tourné vers le plus large public. L’alternative étant venue, spectaculairement, de l’extraordinaire Le Fils de Saul, écrit et réalisé en 2015 par le jeune cinéaste hongrois László Nemes. Ce premier long métrage radical, d’une folle audace, nous emmène directement au coeur de la machine d’extermination nazie, sur les pas d’un prisonnier juif affecté au Sonderkommando d’un four crématoire. La caméra est chevillée à cet homme en sursis très provisoire, qui croit reconnaître son fils parmi les gazés et se met en tête de lui donner une sépulture digne. Conscient du débat sur le caractère filmable ou non de la Shoah, Nemes invente un langage cinématographique adapté, usant notamment du hors champ, du flou artistique dans la profondeur. Il nous fait percevoir plus que voir, il nous place en immersion, au coeur de l’expérience, mais sans presque rien montrer. Adoubé par Claude Lanzmann en personne, aurait-il réussi la quadrature du cercle?

(1) Auteur du monumental ouvrage historique La Destruction des Juifs d’Europe, paru en trois volumes chez Fayard puis Gallimard.

Spielberg remet une couche

Le film controversé de Spielberg sur le génocide des Juifs européens ressort en salles après un quart de siècle. À point nommé.

Shoah au cinéma: comment filmer l'infilmable?

Pas de « director’s cut » ni de version augmentée pour la ressortie de Schindler’s List. Le film a simplement (mais de manière optimale) bénéficié d’un nouveau mastering aux standards 4K et Dolby Cinéma/Dolby Atmos. Des images et des sons magnifiés, donc, pour le mode de projection digitale devenu largement dominant. Et pour justifier une nouvelle exploitation, même limitée à une liste de salles choisies, pour les 25 ans du film aux sept Oscars et aux douze nominations. Il serait erroné de voir dans cette ressortie une forme d’autocélébration dont Steven Spielberg n’a en aucun cas besoin. Si le cinéaste américain a voulu cette réédition de son oeuvre la plus commentée, c’est dans le cadre d’une mission de transmission qu’il s’est attelé à nourrir depuis 1994 avec sa fondation à but non lucratif, la Shoah Foundation. Cet Institut pour l’Histoire visuelle et l’Éducation, abrité par l’University of Southern California, rassemble une très abondante documentation, effectue des études, distribue des bourses, le tout au service d’une mémoire que l’on sait en danger. Spielberg voit bien l’antisémitisme s’exprimer de manière de plus en plus décomplexée, singulièrement dans cette Europe qui fut le sinistre théâtre du génocide nazi. L’actualité des rééditions donnant un écho particulier à celle de Schindler’s List avec les projets de l’éditeur Gallimard de remettre en circulation les pamphlets violemment antisémites de Louis-Ferdinand Céline… Gallimard vient d’annoncer (le 11 janvier) qu’il y renonçait. Mais nul doute qu’on en reparlera.

Controverse

Dans son souci à peu près permanent de toucher le plus large public possible, Spielberg a choisi d’évoquer le sujet de la Shoah au travers d’une histoire vraie dont le héros… n’est pas juif. Le centre, le moteur du récit est en effet le personnage réel de Oskar Schindler (joué par Liam Neeson), un industriel allemand membre du parti nazi qui reprend une usine en Pologne vaincue. Engageant un comptable juif (qu’interprète Ben Kingsley) et exploitant à bas coût des ouvriers de même origine, Schindler va feindre de servir l’effort de guerre allemand… Tout en sauvant le plus de Juifs possible (1.100 au total) de l’extermination. Spielberg nous fait entrer dans le camp d’Auschwitz, où Ralph Fiennes campe de saisissante manière un commandant cruel. Ces images ont beau être d’un réalisme terrifiant, la controverse ne s’est pas moins déchaînée entre les partisans du film et ceux (Claude Lanzmann, le réalisateur du documentaire Shoah en tête) qui déniaient toute pertinence à la recréation de ce qui ne saurait être montré par les moyens du cinéma de fiction. Un quart de siècle plus tard, les très nombreuses qualités de Schindler’s List (rigueur, authenticité, âpreté, sobriété du style) comme ses quelques défauts (glissements sentimentaux, simplifications) apparaissent toujours aussi clairement. Le débat, lui, n’est toujours pas tranché.

  • Schinder’s List, de Steven Spielberg. Avec Liam Neeson, Ralph Fiennes, Ben Kingsley. 3h16. Sortie: 30/01. ****

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