Capital nous voilà!

L’affaire est entendue: le néolibéralisme est l’ennemi de la démocratie. Deux essais brillants permettent de mieux comprendre pourquoi.

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre qu’il y a quelque chose de pourri au royaume du capitalisme. Destruction du tissu social, atomisation du monde du travail, délire spéculatif sur les marchés, saccages environnementaux sans précédents: la liste des avanies imputées aux représentants les plus sauvages de la religion du capital est infinie. Mais l’évidence de la cochonnerie a de quoi interroger: et si, à force d’être sûrs que la plupart des maux dont nous souffrons trouvent leur origine dans tel ou tel avatar de la révolution néolibérale triomphant depuis la fin des années 70, nous avions fini par ne plus y voir très clair?

Wendy Brown, figure internationale de la pensée politique enseignant à l’université de Berkeley, et Grégoire Chamayou, penseur hors-norme, parmi l’avant-garde d’une nouvelle génération de théoriciens critiques, font partie de ceux qui en sont le plus conscients. Dans leurs brillants derniers livres, Défaire le dèmos et La Société ingouvernable, ils tentent tous deux de relire l’histoire du néolibéralisme à l’aune de ce qui apparaît pourtant comme ce qu’il refuse de la manière la plus explicite: son désir d’ordre, de règle, de police. Au contraire de ce qu’on a longtemps cru, les différents représentants du néolibéralisme -depuis l’invention du vocable à l’époque du Colloque Lippmann, en 1938, jusqu’à sa consécration par les plus redoutables idéologues du mouvement, tel Samuel Huntington- ont toujours eu peur de ce que la « société » s’oppose à la marche vers la liberté dont ils se voulaient les tenants. Pour les penseurs néolibéraux, laissé à lui-même, le peuple, ce dèmos grec qui a donné son nom à l’idée de « démocratie », ne peut être qu’un facteur de trouble, de désordre, rendant la société « ingouvernable » là où tout l’enjeu est de parvenir à la gouverner pour le mieux, c’est-à-dire à la gouverner tout court. Pour Brown comme pour Chamayou, la volonté de répondre à la crise structurelle que le peuple finit toujours par installer au coeur de toute démocratie constitue le véritable projet politique et idéologique du néolibéralisme -un projet valorisant tout ce qui serait susceptible de rendre une telle crise impossible. C’est la raison pour laquelle le néolibéralisme, bien loin de se limiter à promouvoir le libre-échange et la liberté des individus, est d’abord une pensée de l’autorité: si la démocratie est vulnérable aux caprices d’une société devenue ingouvernable, alors il convient de conclure à la nécessité de revenir sur le consensus démocratique. C’est aussi la raison pour laquelle le modèle qui a été choisi par les penseurs néolibéraux pour guérir la démocratie de ses maux ne fut nul autre que celui de la « gouvernance », cet espèce d’autoritarisme mou dont le principal avantage est la souplesse avec laquelle il se soumet à la volonté de ceux qu’il sert. À l’inverse de ce qu’on pense encore trop souvent, la violence, l’austérité et la dureté ne témoignent pas d’une perversion de la logique néolibérale; à suivre Brown et Chamayou, on se rend compte qu’ils en forment les traits fondamentaux. À nous d’en tirer les conséquences. Gilets jaunes, anyone?

Capital nous voilà!

Défaire le dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive

de Wendy Brown, Éditions Amsterdam, traduit de l’anglais (états-unis) par Jérôme Vidal, 296 pages.

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La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire

de Grégoire Chamayou, éditions La Fabrique, 346 pages.

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Capital nous voilà!
Capital nous voilà!

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