Colette, une vie faite de victoires sur les conventions

Journaliste, danseuse de music-hall et amoureuse des chats... © IMAGNO/GETTYIMAGES
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

À l’affiche d’un biopic qui voit Keira Knightley lui prêter ses traits, Colette incarne toujours, 65 ans après sa disparition, un modèle de liberté insolent et enviable, qui a toutes les raisons de revenir à la mode.

« Colette est l’exemple même de l’écrivain quasiment tuée par l’Éducation nationale. Les dictées de Colette pleines de chats et d’adjectifs, de mots rares et d’accords savants ont massacré Colette. » C’était le 31 décembre dernier, sur France Inter. L’écrivain Aurélien Bellanger (L’Aménagement du territoire) expliquait qu’il avait mis du temps à dépasser son traumatisme scolaire pour se mettre à Colette. « On a trop fait de Proust l’unique inégalable, le seul écrivain qui aurait étouffé dans un sac tous ses héritiers putatifs. Mais il y a de cela aussi avec Colette. Le niveau de beauté qu’elle a fait atteindre à la phrase française est sans doute indépassable, on peut tout au plus les répéter en boucle pour se rappeler de quoi la langue française est capable. » Entendre le très sceptique et houellebecquien jeune écrivain français faire une déclaration d’amour à l’autrice des Claudine? C’est un peu le même étonnement qui saisit a priori à imaginer l’actrice Keira Knightley (sa silhouette frêle, son anglais londonien) incarner la plus Bourguignonne des femmes de lettres dans le biopic apparemment réussi (lire sa critique) de Wash Westmoreland (Still Alice), par ailleurs ancien réalisateur de pornos gays… Et si, après avoir fait scandale de son vivant, et traîné parfois par la suite ce profil vieille France d’écrivaine pour écoliers ou de dame à chats, le moment était venu pour Colette de réconcilier tout le monde, au point de (re)devenir, 65 ans après sa mort, une icône moderne, support de nouvelles projections et interprétations?

La femme, d’ailleurs, n’était pas à une contradiction près. À vrai dire, rares sont les êtres à avoir autant accumulé les bifurcations biographiques. Femme de lettres et danseuse, volage et grande amoureuse, parisienne et provinciale, menteuse et sincère, mère de famille et figure queer: elle est ce personnage culte du XXe siècle, dont la biographie un peu folle a parfois fait écran à l’oeuvre. Une romancière qu’on connaît beaucoup, sans l’avoir forcément vraiment lue.

Amours et amitiés

Sidonie-Gabrielle Colette naît dans l’Yonne le 28 janvier 1873. Elle est la fille des deuxièmes noces de sa mère Sido (qui a passé son enfance en Belgique) avec le capitaine Colette. De son père, elle fera du nom de famille son nom de plume; de sa mère, aimante et envahissante, elle tirera une inspiration clé (« Ma mère est le personnage principal de toute ma vie« , dira-t-elle dans Sido ou les points cardinaux). La suite de sa biographie pourrait se faire uniquement à travers ses amours et ses amitiés. Le couple qu’elle forme avec son premier mari Henri Gauthier Willard dit Willy (qu’elle épouse à 20 ans) pose par exemple les bases de son émancipation personnelle et littéraire. Descendant d’une grande famille d’éditeurs scientifiques, c’est lui qui la révèle à son talent d’écrivain. C’est à sa demande (« Vous devriez jeter sur le papier des souvenirs de l’école primaire. N’ayez pas peur des détails piquants, je pourrais peut-être en tirer quelque chose« ) qu’elle se mit à écrire  » avec application et indifférence« , dans les mêmes cahiers que ceux qu’elle utilisait à l’école, des récits inspirés par ses souvenirs d’enfance. Commençant par des mots restés célèbres (« Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny; j’y suis née en 1884; probablement je n’y mourrai pas. »), le premier volume Claudine à l’école de ce qui deviendra une série, paraît en 1900, et se vend à 40 000 exemplaires en deux mois. Problème: c’est Willy qui signera seul les volumes, reléguant de facto son épouse douée dans l’ombre. Colette devra se battre avec un monde éditorial majoritairement masculin pour rétablir son nom sur la couverture. C’est ce qu’on a appelé « L’affaire Claudine » -un nouvel exemple, particulièrement édifiant aux oreilles de 2019, de la manière dont le patriarcat a muselé et exploité les femmes artistes.

La vie de Colette est une série d'accomplissements et de victoires sur les conventions.
La vie de Colette est une série d’accomplissements et de victoires sur les conventions.© MANSELL/GETTYIMAGES

À la reconnaissance progressive d’une écrivaine correspond la libération d’une femme. Son arrivée à Paris de sa Bourgogne natale coïncide avec une suite d’expériences plus ou moins scandaleuses. En 1905, elle profite de son divorce d’avec le volage Willy pour se lancer dans cette deuxième carrière qu’il lui avait interdite: le music-hall. Colette fait le mime, monte sur scène seins nus (elle racontera ses souvenirs de tournée dans L’Envers du music-hall). Plus globalement, elle n’entend imposer aucune limite à son corps. Colette se perçoit comme une « hermaphrodite mentale« . Garçonne et « femelle« , elle se vit tout à la fois. Cette liberté psychique et sexuelle lui fera découvrir l’amour lesbien avec Mathilde de Morny, dite Missy, marquise habillée en homme. Scandale dans le Paris de la Belle Époque. Exactement comme quand, après avoir épousé en 1912 le journaliste et homme politique Henry de Jouvenel, elle nouera une liaison quasi incestueuse avec son fils, alors âgé de 16 ans. Entre-temps, Colette est devenue la directrice littéraire du journal Matin que Jouvenel dirige (en 1922, elle y découvre et publie Simenon). Et en 1945, elle est la deuxième femme élue membre de l’Académie Goncourt, dont elle prendra la présidence. Libre Colette, qui aura aussi compté au nombre de ses étonnantes réalisations l’ouverture d’un magasin de cosmétiques rue de Miromésnil à Paris (elle y maquillera elle-même ses clientes), déchaînant la moquerie de ses contempteurs. Peu lui importe: elle incarne l’autonomie de la femme qui pense et s’assume financièrement. Sa vie est une série d’accomplissements et de victoires sur les conventions. Ses narratrices lui ressemblent, profils d’amantes, de mères ou tout simplement de femmes jusque-là peu observées dans la littérature: des héroïnes qui revendiquent le droit des femmes à disposer de leur corps (en 1920, Colette fera scandale avec Chéri, récit de la liaison fiévreuse d’une femme avec un homme plus jeune), leur capacité au bonheur, ainsi que leur sensibilité à une mélancolie singulière (il y a dans Chéri ou La Naissance du jour, des pages déchirantes sur ce que vieillir signifie quand on est une femme).

Certes, sa vie privée fait modèle. Après Hannah Arendt et Melanie Klein, Julia Kristeva a d’ailleurs consacré un volume de sa trilogie sur le génie féminin à Colette, dans lequel elle montre à quel point l’autrice du Blé en herbe a su ébranler la condition des femmes, et battre en brèche toute une rhétorique de « l’éternel féminin ». Mais, et c’est passionnant: Colette n’est pas pour autant féministe. Comme tous les esprits libres, elle se méfie du collectif: anti-militante, anti-mouvement de masse, elle conçoit sa liberté au singulier. Une contradiction de plus.

Liberté chérie

Exemplairement libre sur le fond (outre les femmes dans tous leurs états comme thème de prédilection, son oeuvre témoigne aussi de ses rapports passionnés au vivant, à la nature, aux animaux), ses livres expérimentent aussi les genres. Il y a sa correspondance (il faut lire les Lettres à sa fille, publiées chez Folio) et ses mémoires (Mes apprentissages, par exemple). Des formes plus hybrides, aussi, et audacieuses. Dans Le Pur et l’Impur en 1932, Colette analyse par exemple dans une suite de portraits, dialogues, anecdotes et souvenirs le plaisir amoureux sous toutes ses formes. Deux ans plus tôt, en 1930, elle faisait entièrement reposer Douze dialogues de bêtes sur les conversations d’un chat et d’un chien bulldog…

Reste que celle qu’on disait grande narcissique s’est faufilée à visage plus ou moins découvert dans tous ses livres -comme une malicieuse invitation à l’y chercher. Ses romans ne font pas exception. À tel point qu’on la tient aujourd’hui pour l’une des inventrices de l’autofiction. Dès les Claudine (considérée comme le premier personnage moderne), la géniale autodidacte brouille les cartes en s’inventant des sosies et alter ego plus ou moins explicites. Dans La Naissance du jour par exemple, une héroïne « Colette » se raconte à la première personne, au beau milieu de caméos de Francis Carco ou Jean Cocteau (écrivains gravitant dans l’entourage réel de l’écrivaine). Un véritable jeu d’emprunts très moderne entre vie et roman, qui déconcertera complètement les critiques de l’époque.

Peu à peu, ses livres épars construisent un « style Colette ». De ceux qui font quelque chose à la langue française. À lire cette grande admiratrice de Balzac et Proust, on redécouvre des sensations oubliées venues du langage. Un soyeux, une matière, une époque. Un dernier état du classicisme avant bascule vers le contemporain. Ses livres sont les gardiens d’un français précis et précieux vers lequel on s’en retourne comme à un musée vivant. Car la langue ne s’y racornit jamais: elle contient en elle une vie. Une sensualité et une manière de progresser avec instinct, quasi animale. « Moi c’est mon corps qui pense. Il est plus intelligent que mon cerveau. Toute ma peau a une âme« , disait celle qui ne se voyait décidément pas en intellectuelle.

Renversement des attentes, encore: la consécration de l’avant-gardiste lui viendra de son vivant. À la fin de sa vie, Aragon parle d’elle comme du plus grand écrivain français. Mauriac l’adore. Simone de Beauvoir écrit L’Invitée sur le modèle de La Seconde, relatant un trio amoureux similaire. En 1954, la débutante Sagan lui dédie Bonjour Tristesse: « À Madame Colette, en priant pour que ce livre lui fasse éprouver le centième du plaisir que m’ont donné les siens. » Colette la « vieille danseuse nue du Lesbos Palace » comme aimait la voir son ami Cocteau est devenue une « icône républicaine« , une « madone laïque » selon son biographe Gérard Bonal. Bientôt, c’est l’arthrite qui l’immobilise peu à peu (à la fin de sa vie, elle raconte ne plus pouvoir aller de son lit à sa table). Elle meurt le 3 août 1954. À cause de ses outrances passées, l’archevêque de Paris lui refuse un service funéraire. Peu importe, Colette connaîtra d’autres formes de célébrations, à la tête d’une oeuvre qu’on n’en finit pas de reprendre, de lire et de recommencer, avec ou malgré les modes. Le jour de sa réception à l’Académie Royale de langue et de littérature françaises de Belgique en 1935, l’autrice de Journal à rebours ne disait pas autre chose: « Tendre vers l’achevé, c’est revenir vers son point de départ. »

Sortie du film Colette le 16/01. Soirée avant-première le 13/01 à Bozar, à Bruxelles. Le film sera précédé à 19h d’une discussion littéraire avec Caroline Lamarche et Heleen Debruyne.

« On ne regarde jamais assez passionnément »

Grande lectrice de Colette, l’écrivaine Caroline Lamarche voit surtout en l’autrice de Dialogues de bêtes la gardienne d’un état de nature perdu.

Colette, une vie faite de victoires sur les conventions

« Colette m’habite depuis longtemps, par son écriture magistrale, puissamment concrète, et la joie que, par là, elle me donne. « On ne regarde jamais assez passionnément« , disait-elle. Je ne me lasse pas de ce regard passionné et précis, « matériel » a-t-on dit, « animal » selon moi, avec tout ce que l’animalité comporte d’intense et de paradoxal: férocité, douceur, ruse, fulgurance, domination, abnégation et, jusqu’au dernier souffle, faim de liberté. L’absence de jugement moral chez Colette participe de cet « être animal » qui, au-delà du bien et du mal, se contente d’exister avec vigueur, soit, comme dit Kafka, « en faisant un emploi scrupuleux et bien considéré de toutes mes forces« . À force de travail, l’écriture de Colette s’est faite aile, nageoire, chant: plastique, réactive, parfaitement adaptée à son être profond et aux nécessités de sa survie.

À chaque âge de ma vie un pan de l’oeuvre de Colette s’est éclairé -amours, métier, maternité, réclusion, vagabondage, émancipation. Mais ce qui me touche particulièrement chez elle aujourd’hui, c’est ce qui, à toute vitesse, disparaît de nos existences. Les papillons en pagaïe, le vol du courlis, le chant du rossignol, la saveur des fruits non forcés, les étoiles avant l’éclairage autoroutier, l’évidence de la neige, la foi en une perpétuelle renaissance, bref la nature comme consolation. Aujourd’hui, c’est nous qui devons la consoler, la réparer, lutter pour la défendre contre les appétits financiers et l’exploitation de ses dernières ressources. Colette écrit avant l’invention du sac plastique et de l’élevage industriel, avant le tourisme de masse et l’usage des pesticides, avant la fin des abeilles et le déclin fulgurant des oiseaux. La nature foisonnante n’existe plus, en une seule génération nous l’avons perdue, nos enfants la découvrent morcelée, salie, empoisonnée. Si Colette revenait, elle serait sans nul doute indignée par cette course à l’abîme et par la faiblesse de nos réponses. Où trouver encore ce continuum entre plantes, bêtes et humains dont elle a été l’incarnation, cette « chair du monde » (selon Kristeva) qui a constitué son oeuvre? Qu’écrirait Colette, ou plutôt que décrirait-elle, elle qui se disait incapable d’inventer? Si son oeuvre est intemporelle à l’instar de l’eau, de l’air, du végétal, si nous pouvons nous vêtir d’elle pour penser notre époque, nous n’avons plus accès aux beautés cosmiques qui ont nourri sa création. Nos plus grands écrivains sont tristes, la planète est malade, le climat chaotique, certains se mobilisent, d’autres réactivent sans complexe, chez nous, un projet d’autoroute tandis qu’ailleurs tombent, biocarburant oblige, des pans entiers de forêt. Oui, nous vivons deuils et guerres par notre incapacité à prendre soin du vivant. Dès lors il faut relire Colette, cette renarde des lisières. Faire, à sa source, provision d’énergie et de lucidité. »

  • À paraître en février: Nous sommes à la lisière, éditions Gallimard.

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