Manettes et zappettes: pourquoi l’e-sport fait aussi un carton en télé

L'e-sport ne se contente plus de remplir des salles de concert, il génère aujourd'hui de grosses audiences sur des chaînes télé. © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Chaînes spécialisées, émissions thématiques et pari jeune du service public… Ou quand la télévision se met aux sports électroniques.

Qui se serait imaginé il y a 30 ans en téléguidant Alex Kidd, Mario, Luigi ou Sonic sur son petit écran tout seul dans sa chambre qu’un jour on regarderait des gens jouer aux jeux vidéo à la télé? Qui aurait pensé en s’excitant sur la manette de sa Master System ou de sa Nintendo que la discipline frapperait aux portes des Jeux Olympiques? Si les Jeux d’Asie du Sud-Est intégreront cette année l’e-sport en tant que discipline officielle et médaillée, cela fait tout juste un an maintenant qu’a été lancée ES1, la première chaîne française entièrement dédiée aux sports électroniques. Producteur d’émissions consacrées aux jeux vidéo depuis les années 90, son fondateur et directeur Bertrand Amar a suivi de très près l’évolution du phénomène. « Ce qui définit l’e-sport, c’est le fait de s’affronter via un jeu vidéo, retrace-t-il brièvement. Dès lors que vous défiiez un ami à Pong, l’un des premiers jeux à succès de l’Histoire, vous pratiquiez déjà du sport électronique. Dans les années 80, Nintendo et Atari ont organisé des grands tournois aux États-Unis. Dans les années 90 est arrivé le phénomène du LAN. Comme il n’y avait pas encore de jeu en réseau via Internet, on déplaçait son ordinateur dans des réunions de joueurs et des conventions pour brancher physiquement les machines entre elles. Puis en 2000 a explosé la pratique du jeu en ligne. Et en 2006, le Palais omnisports de Paris-Bercy était rempli pour une compétition d’e-sport. À l’époque, toute l’audience était dans la salle. Il fallait se déplacer pour pouvoir regarder. » Véritable révolution, Twitch a fait le reste. Arrivée en 2011, cette plate-forme permet de diffuser des parties de jeux vidéo en temps réel sur Internet. « Elle a permis à l’e-sport de rentrer dans tous les foyers et de générer des audiences colossales. »

Dès 2012, Bertrand Amar a produit des contenus télé consacrés au sujet et à réaliser des documentaires. En 2015, il diffuse une compétition de FIFA sur la chaîne de L’Équipe. Joli succès d’audience. Il crée alors l’E-Football League, un tournoi de FIFA retransmis tous les vendredis soirs en prime time sur la déclinaison télé du quotidien sportif français. « À ce moment-là, je me suis dit: ok, l’e-sport à la télé va se développer. La prochaine étape, ce sera la création d’une chaîne thématique. Il y en avait déjà pour toutes les grandes passions: la cuisine, le poker, le golf, la pêche… »

Fin 2016, Amar rejoint le groupe Webedia, entreprise française spécialisée dans les médias en ligne, pour accélérer le développement du projet. ES1 commence à émettre un an plus tard, le 10 janvier 2018. « Nous sommes une chaîne généraliste. Dans le sens où on va retrouver différents types d’émissions en fonction des genres de jeux. On a un magazine de simulation automobile, un maga sur le versus fighting, c’est-à-dire les jeux de combats comme Street Fighter, un programme sur les FPS, les jeux de tir tels que Call of Duty, Counter-Strike… On a aussi des compétitions, des documentaires, des quiz… »

Rentabilité quand tu nous tiens, la tendance du jeu vidéo est au compétitif et au multi-joueurs. Les aspirations des concepteurs rencontrent la nature humaine, celle de vouloir s’affronter, se mesurer… « Les éditeurs préfèrent investir dans des jeux qui se pratiquent en ligne. Des jeux qui vont permettre à leur public de rester des mois voire des années dans leur environnement. Là où les jeux solo avec un début et une fin ont une durée d’utilisation plus limitée… »

Cure de jeunesse

Pourquoi regarde-t-on les autres jouer? Quel intérêt à mater une partie de jeu vidéo? L’objet n’est-il pas par nature participatif et conçu pour le rester? S’il est surpris par son ampleur, Bertrand Amar n’est pas du tout étonné par le phénomène. « Si vous faites du foot ou du tennis, vous prenez du plaisir à regarder la Ligue des champions et Roland-Garros. Pourtant ils ont le même ballon de foot et la même balle de tennis que vous. Vous les regardez parce qu’ils font des choses que vous n’arrivez pas à faire. Parce qu’ils ont du talent et que ce sont des stars. Dans l’e-sport, c’est pareil. Vous avez le même jeu qu’eux et vous vous dites: c’est pas possible. Comment ils font? Moi je galère. Ils vont beaucoup plus vite que moi. Ils abattent leur ennemi d’une balle alors que je dois tirer 100 fois pour l’effleurer. »

ES1 a son propre magazine, co-présenté par Bertrand Amar.
ES1 a son propre magazine, co-présenté par Bertrand Amar.© DR

« Au-delà de la virtuosité -la vitesse d’une finale de Coupe du monde, c’est incroyable et franchement impressionnant-, il y a beaucoup de tension, de suspense et les compétitions sont extrêmement bien mises en scène », explique Grégory Carette, spécialiste du jeu vidéo et de l’e-sport à la RTBF.

Si ES1 devrait bientôt arriver sur les télé belges, la RTBF a déjà plus que commencé à se positionner. Le 22 mars 2016, La Deux diffusait en direct la finale de la Coupe du monde interactive FIFA disputée à New York sur des Playstation 4 et des Xbox One. Un événement commenté entre autres par Benjamin Deceuninck et Julian Albiar Fernandez, alias Twikii, alors triple champion de Belgique, et depuis devenu LE joueur officiel du Standard.

Grégory Carette assure des formations en interne à la RTBF, où la direction veut sensibiliser ses équipes. Pour Tarmac, la radio urbaine ertébéenne, il a créé une chaîne Twitch et une émission jeu vidéo, QLS, comprenez Que le Stream. Une référence à PNL. « J’ai dégoté deux petits Carolos pour l’alimenter. Une fois par semaine, quatre heures, tous les vendredis. Les streamers, ce sont les joueurs qui commentent leur partie. Ils sont avec leur communauté. Ils chattent tout en jouant. Ça ne peut pas passer à la télé traditionnelle ou alors la nuit. Mais faut bien se dire que personne ne va payer pour leur envoyer des SMS… Le problème de la télé par rapport à l’e-sport, c’est son manque d’interactivité. »

Via ce qui est désormais sa radio jeune, la RTBF monte dès lors des événements comme les Tarmac Ciné Sessions. Des compétitions d’e-sport menées dans des grandes salles de cinéma. « Pour les médias, les clubs sportifs, les marques, l’e-sport est l’un des rares filons à exploiter pour l’instant s’ils veulent toucher massivement un public jeune. Aujourd’hui, les clubs ont leur représentant e-sport. Les fédérations organisent des compétitions virtuelles. La FFT (La Fédération française de Tennis, NDLR) a par exemple monté un tournoi de Tennis World Tour pendant Roland-Garros… C’est un moyen pour eux de séduire de nouveaux supporters, d’attirer de nouveaux pratiquants. Il y a un championnat de F1 virtuel produit à Londres qu’on diffuse en direct sur Auvio et en différé sur la Deux. » La Pro League et Proximus viennent de lancer une compétition officielle belge de FIFA 19. Les participants ont pu s’inscrire au tournoi en ligne de leur club préféré, que les meilleurs pourront ensuite représenter. Certains matchs et temps forts de la compétition de la Proximus ePro League étant retransmis sur leurs plates-formes respectives.

« Un streamer comme Ninja gagne entre 400.000 et 500.000 dollars par mois. Il a 27 ans et joue depuis sa cave avec son lit derrière lui et sa mère qui lui amène des tartines. C’est très drôle. Il sait se mettre en scène… Cette année, il a partagé une partie de Fortnite avec Drake et 650.000 personnes les ont regardés jouer. »

Une histoire de live?

Dans l’e-sport, chaque jeu est une discipline. Chacun a son circuit, ses stars, ses compétitions, ses équipes phares, ses commentateurs spécialisés et ses consultants, souvent d’anciens joueurs professionnels… « Ce ne sont pas les mêmes jeux qui marchent sur le Web et à la télévision, reprend Bertrand Amar. Internet a un public averti et initié qui peut regarder des trucs super compliqués. Plus de 40 millions de spectateurs ont suivi les finales mondiales de League of Legends en direct. En télé, vous avez besoin de choses faciles à comprendre. Vous avez devant l’écran des gens qui vont découvrir un peu par hasard. Des gens qui aiment le jeu vidéo, qui aiment le sport et qui ne demandent qu’à être accompagnés. Mais il faut des choses lisibles. Comme par exemple de la simulation sportive. »

Est-ce que l’e-sport est comme le sport traditionnel une histoire de live? Moins, à partir du moment où un tas de compétitions se déroulent simultanément. Le différé ayant par ailleurs l’avantage du recul et de la lisibilité. « C’est le cas sur Internet, sur Twitch, où les fans veulent suivre la compétition en live, poursuit le boss de ES1. Mais c’est moins la règle en télé où le public est moins initié. À la différence du sport traditionnel, vous n’avez pas les résultats dans la minute ni même le lendemain matin à la radio ou à la une des journaux… Les résultats ne sortent pas encore de la bulle des fans. Ce sera sans doute différent d’ici quelques années. » Une autre question fondamentale se pose: qu’est-ce qu’une chaîne de télé et que sera-t-elle d’ici quelques années? « On assistera probablement à une convergence des chaînes Twitch et des canaux traditionnels. Certains opérateurs et fabricants ont intégré l’application à leur box et à leurs téléviseurs. Avec la facilité pour l’utilisateur de passer d’une chaîne de streaming à une chaîne de télé. Aux États-Unis, les audiences de l’e-sport ont déjà dépassé sur un public assez jeune, les moins de 40 ans, les audiences de certains grands sports nationaux, et les médias au sens large ont besoin de ce public. »

Strato caster

Manettes et zappettes: pourquoi l'e-sport fait aussi un carton en télé
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C’est un peu le Luc Varenne, le Roger Laboureur, le Thierry Roland des temps modernes. Peut-être plutôt un Jean Brassard ou un Raymond Rougeau, ce tandem historique québécois qui animait les combats de catch dans les années 90. Né en 1985 à Romorantin-Lanthenay dans le Loir-et-Cher, Yoann Verdier, alias Ken Bogard, est l’un des plus célèbres casters (comprenez commentateurs) francophones d’e-sport. « Je suis fan de jeux vidéo depuis que j’ai huit ans et une console. Je jouais avec ma maman à Noël. C’est comme ça que j’ai rencontré tous mes potes… Dès l’année suivante, quand j’ai découvert Street Fighter 2, j’ai plongé dans le monde des jeux de combat et je n’en suis jamais vraiment sorti. »

Yoann, qui travaille pour ES1 et la WebTV jeuxvideo.com, est aujourd’hui spécialisé dans le domaine. Chacun sa discipline de prédilection. Le caster est un peu comme le journaliste sportif. « À mes yeux, j’en suis un. C’est exactement le même métier. Personnellement, je pense le commentaire de manière très radiophonique. Je suis dans le descriptif, dans l’émotion. Entre le commentaire de catch, comment on met de l’ambiance même s’il ne se passe pas nécessairement grand-chose, et le commentaire de boxe ou de judo, où on est davantage dans l’analyse, la tactique, la technique… » Bogard revendique aussi l’influence des commentateurs à haut débit, ceux de courses hippiques ou du 100 mètres. Il avoue même un faible pour Léon Zitrone. « J’avais assisté, gamin, à pas mal de tournois d’e-sport en France. Des commentateurs sur scène animaient les rencontres. J’avais trouvé ça super intéressant. C’était un bon moyen d’expliquer aux gens tous les rudiments des jeux qui ne sont pas spécialement faciles à comprendre de prime abord. Dès 2001, j’ai commencé à m’intéresser aux mécaniques sous-jacentes aux jeux de combat. Comment sont réalisées les animations? Pourquoi un coup va toucher tel adversaire et pas tel autre? Quelles sont les propriétés de chaque prise, de chaque personnage? Et j’ai découvert une autre partie, très mathématique, du jeu vidéo. Ça ressemble aux définitions des théorèmes. C’est du chiffre, du nombre. C’est extrêmement carré… »

Parce qu’on oubliait: Ken Bogard a une formation de mathématicien. Il a même enseigné les maths pendant quelques années à la Faculté en préparant son doctorat. Il a débuté timidement le commentaire sur YouTube en 2008 avec des vidéos issues de salles d’arcade japonaises. « C’était du pur divertissement. Juste vulgariser, transmettre ma passion du jeu aux gens. Enseigner des choses, essayer de capter une audience en permanence. Il y a plus que des similitudes entres les deux métiers. »

Profondément marqué par la culture nippone, que ce soit le manga ou les dessins animés qu’il bouffait dans les années 90 à la télé, Bogard connaît Street Fighter, The King of Fighters, Tekken et Dragon Ball sur le bout des doigts… « C’est beaucoup de boulot comparé à un caster League of Legends spécialisé dans un jeu et son évolution. La communauté du versus fighting est diverse et s’intéresse à un tas de jeux différents. Mais je ne peux pas pour autant vivre que de mon activité de commentateur. J’ai été embauché par des organismes et des structures qui avaient besoin de moi pour trouver d’autres casters, créer des émissions… »

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