Mikhaël Hers et la « paternité accidentelle »

Vincent Lacoste et Isaure Multrier jouent la partition d'une "paternité accidentelle". © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Dans Amanda, son troisième long métrage, Mikhaël Hers évoque la vie après les attentats par le prisme du drame intime. En prise sur les sentiments comme sur l’électricité de l’époque, un beau film, pudique et intensément émouvant.

Mikhaël Hers est venu au 7e art par une voie détournée. Si son désir de cinéma remonte à l’enfance, il choisit dans un premier temps de procrastiner, optant pour des études d’économie, poussant le chic jusqu’à les terminer, avant d’en revenir à son impulsion initiale et de passer le concours de la Fémis. « Ça m’a permis de raccrocher les wagons et de me reconnecter, parce que je ne connaissais rien de concret au cinéma, et personne dans le milieu. Les études d’économie, on peut s’en sortir -elles m’ont juste permis de gagner ce temps dont j’avais besoin pour m’autoriser à faire du cinéma. Ce qui n’est pas rien…« , soupèse-t-il, de passage à Bruxelles.

Le temps, celui du flottement comme celui des silences, se trouve au coeur de son oeuvre, une poignée de moyens et trois longs métrages désormais, qui semblent évoluer en suspension. Ainsi, aujourd’hui, d’Amanda, son nouveau film qui, à l’instar de Ce sentiment de l’été, son précédent opus, gravite autour d’une disparition: « Quand je me mets à écrire, l’absence, la disparition constituent toujours un peu le ferment qui fait que la machine peut s’emballer. Peut-être est-ce une question avec laquelle j’ai du mal à m’accommoder et que faire des films me permet de trouver une forme toute relative de sérénité par rapport à ça. Ces questions de la séparation, du passage du temps, de la disparition me travaillent depuis l’enfance… »

Une question de distance

D’un film à l’autre, les motifs sont voisins, mais le contexte sensiblement différent cependant, puisque la violence contemporaine fait cette fois irruption à l’écran, sous la forme d’un attentat qui emporte Sandrine, laissant sa fillette de sept ans, Amanda, et son jeune adulte de frère, David, tout à la douleur de l’absence et à l’incertitude d’une relation à recomposer. « Un film est toujours fait de plein de choses qui s’agrègent mystérieusement. J’avais envie de filmer Paris, et d’essayer de capturer quelque chose de la beauté et des blessures de la ville, ainsi que de l’électricité de l’époque, en prenant les attentats comme un élément du tableau, le point paroxystique de la violence d’aujourd’hui. Il m’a semblé que la fiction pouvait s’emparer d’un tel sujet par le prisme du drame intime, familial, donc à hauteur des personnages. Et faire en sorte que la question des attentats ne phagocyte pas la totalité du film, pour ne pas le saturer d’un discours politique sociétal, mais que les deux dimensions y cohabitent. Et puis, j’avais envie depuis assez longtemps de tourner un film sur un grand enfant en accompagnant un plus jeune autour d’une béance, et d’évoquer, de manière un peu détournée, la question de la paternité, une paternité accidentelle… »

De quoi, au passage, résoudre l’équation de la juste distance à adopter face à un réel douloureux et vacillant, dont Mikhaël Hers confie qu’elle s’est posée tout du long, de l’écriture au montage, « parce que ça charriait plein de questions morales, éthiques. La distance, pour moi, c’était la cohabitation de ces deux dimensions-là. » Un souci également reflété dans la représentation de l’impensable: un hors champ accompagné bientôt d’un silence assourdissant, et la perception des faits à travers le regard de David -Vincent Lacoste-, en proie à la sidération. « La question de la distance, pour ce moment tout particulier de l’attentat, je l’ai résolue en partie par le choix du lieu, poursuit le cinéaste. Je suis parti d’un attentat fictif. Je ne me serais pas permis d’inventer une victime fictive pour un attentat ayant eu lieu et appartenant désormais à l’imaginaire collectif. Il fallait inventer un endroit, ce qui posait d’autres questions morales, et j’ai pensé au bois, près de la ville. Que l’horreur surgisse au cours d’un moment familial de partage amical était plausible, ça ramenait des choses très crues, réelles. En même temps, le bois est un endroit un peu plus abstrait, relevant du conte, de l’onirisme. Ce n’est pas un grand magasin parisien, un musée, une grande artère. Du fait de ce mélange, il m’a semblé, là aussi, que c’était la bonne distance. » Et d’encore préciser: « Cette réalité s’est en quelque sorte imposée à moi. J’ai un peu reculé au départ, parce que ce n’est pas forcément le type de sujet sur lequel j’ai l’habitude de travailler. C’est un sujet on ne peut plus contemporain, sociétal, dans la frontalité de la violence, mais j’ai eu le sentiment que le cinéma avait quelque chose à faire à ce propos, et que si on voulait filmer Paris, on ne pouvait plus procéder de la même manière. »

Mikhaël Hers
Mikhaël Hers© DR

Si Amanda enregistre les secousses sismiques de l’époque, sa coloration intime l’inscrit cependant dans la droite ligne de l’oeuvre du réalisateur, peintre des sentiments hésitants -puissamment incarnée par Isaure Multrier et Vincent Lacoste, la relation se nouant entre Amanda et son oncle en est d’ailleurs l’illustration éloquente. Adepte, aussi, d’un cinéma osant, par-delà la tragédie et la douleur, une douceur apaisante, comme si ses films, portés par une humeur intensément mélancolique, ne pouvaient qu’être aspirés vers la lumière… « Je n’aimerais pas l’idée que l’on quitte le cinéma complètement déprimé, plombé. Même si le point de départ est tragique et très sombre, j’ai envie de tourner des films résolument lumineux. » Et, ce qui n’a rien d’anodin, à l’abri d’un quelconque cynisme: « C’est important pour moi. J’espère que ça n’en fait pas des films naïfs, mais le cynisme est quelque chose où je ne me sens pas. Il y en a beaucoup, c’est dans l’air ambiant d’une manière générale, mais moi, je revendique une forme de bienveillance. » Laquelle n’est certes pas étrangère au parfum subtilement réconfortant émanant de son cinéma.

Éloge de l’imperfection

Mikhaël Hers y épouse avec souplesse le mouvement de ses personnages, ainsi ces deux « enfants » dont l’on ne sait plus guère lequel du petit ou du grand est le plus en mesure d’aider l’autre, relation solaire irradiant l’écran. « Vincent n’a pas de petite soeur de cet âge-là, ni d’enfant dans son entourage, et ça nous a aidés. Il était relativement gauche et maladroit avec Isaure, sympathique mais ne sachant pas comment se comporter. Il y avait dans le parcours du film et des personnages quelque chose qui rencontrait la réalité de ces deux individus, qui ont appris à se connaître et s’apprécier à mesure que le tournage avançait. » Soit une manière de jouer de la porosité entre fiction et réel, raccord, en tout état de cause, avec une approche arrimée au quotidien sans pour autant verser dans le naturalisme. « Ce rapport au vraisemblable et au réel est primordial et constitue le socle des films. Je veille à rester au plus près de l’idée que je me fais des situations, en me demandant comment ça se passerait vraiment, même si ça reste très subjectif évidemment. Et en même temps, il faut trouver à ces choses très triviales, très quotidiennes une forme de poésie et de beauté. »

Ce qui, dans son chef, peut passer par l’attachement viscéral à la pellicule, Amanda ne dérogeant pas à la règle, qui a été tourné en Super 16. « Pour moi, c’est l’image du cinéma et de la fiction, granuleuse, avec une tessiture très particulière, aux antipodes des images maintenant très définies. Je trouve cette imperfection très émouvante. On fait des films, on écrit des livres ou des chansons pour transmettre un rapport à la fragilité des choses, à leur vulnérabilité, et ce format-là incarne à merveille cette idée par le biais de la pellicule. Il y a là quelque chose de très intuitif, mais c’est aussi le format qui rend le mieux compte de ce qu’est pour moi le cinéma, à savoir essayer de créer une petite bulle de fiction dans un monde qui continue à tourner en vrai autour. Je ne suis pas amateur de figurants, j’essaie toujours de m’intégrer le plus possible à un environnement qui continue à évoluer. Et le 16 mm, s’il est le format de la fiction, témoigne aussi de la réalité des choses, avec un côté documentaire. » Dimension dont Hers joue à merveille, remodelant le monde à la lumière de son imaginaire. Ainsi, par exemple, de sa façon d’appréhender l’espace urbain, que de Berlin à New York dans Ce sentiment de l’été à Paris et Londres dans Amanda, il s’emploie obstinément à aérer. « J’ai grandi dans une banlieue qui touchait Paris et était vraiment faite de ces espaces-là: il y avait des cités, de grands ensembles, des éléments très urbains, et en même temps beaucoup de verdure, de parcs. Ces paysages où cohabitent le fleuri et le béton me touchent profondément, ils me procurent des émotions. Où que je tourne, je me mets en quête de les trouver. Beaucoup de gens m’en parlent, et j’imagine que ça imprime quelque chose de particulier à mes films, mais je n’invente rien. » Si ce n’est, et c’est déjà immense, de rendre les villes et la vie plus respirables…

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