Curaron et Netflix: « Bien sûr que c’est frustrant de savoir qu’une majorité de spectateurs ne verra pas Roma en salles »

"L'idée était de créer du chaos sur le plateau, parce que la vie est comme ça, chaotique et imprévisible." © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Cinq ans après le succès mondial de Gravity, Alfonso Cuarón renoue dans Roma avec ses racines mexicaines via le géant du streaming Netflix.

À Lyon, en octobre dernier, le délégué général cannois Thierry Frémaux animait une masterclass aux côtés et en l’honneur d’Alfonso Cuarón dans le cadre de son festival Lumière. Prolixe, le réalisateur mexicain à la filmo transfrontalière et protéiforme émigré à Hollywood (Great Expectations, Harry Potter and the Prisoner of Azkaban, Children of Men, Gravity) s’est prêté à l’exercice avec un plaisir communicatif, levant un coin de voile sur son ambitieuse petite fabrique d’images tout en explicitant son désir de revenir aux sources de son histoire perso avec Roma, nouveau long métrage estampillé Netflix qui a raflé le Lion d’or lors de la dernière Mostra de Venise (lire notre critique). Morceaux choisis.

Des racines et des ailes

« Roma est un portrait de femme largement inspiré de quelqu’un à qui je dois beaucoup, la nounou indienne que j’ai eue quand j’étais enfant. C’est un film sur le passé, mais tel qu’il est perçu à travers la mémoire, donc depuis le présent. Dans la foulée de Gravity , j’étais dans un premier temps parti sur tout autre chose: un projet que j’ai écrit et que je suis bien décidé à tourner un jour. Il s’agit d’un drame familial dont je n’ai pas encore déterminé s’il se passe il y a 50.000 ou 100.000 ans, mais en tout cas à l’aube de l’humanité telle qu’on la connaît aujourd’hui, et c’est le sujet même du film: la naissance de l’intime, qui va de pair avec la découverte des idéologies. C’est l’idée d’un Adam et Ève darwinien (sourire). J’étais en train de faire des recherches très poussées, d’ordre archéologique et anthropologique, quand j’ai réalisé qu’il était sans doute temps pour moi de retourner vers mes racines, comme je l’avais déjà fait en quelque sorte à l’époque de Y Tu Mamá También (2001, NDLR). Je suis donc peu à peu revenu vers ce projet très personnel qui allait devenir Roma, et qui était en germe dans ma tête depuis quelques années déjà. Il y avait une identité culturelle vers laquelle je sentais que j’avais besoin de me retourner, et une justesse spirituelle à le faire à ce moment-là de mon existence personnelle. »

Stratégie du chaos

« Je n’ai donné le scénario de Roma ni aux comédiens ni à l’équipe. L’ensemble du film a été tourné dans une pure chronologie. Avant de tourner une scène, j’avais de longues conversations individuelles avec chaque acteur à qui je décrivais le background de son personnage mais aussi les relations qu’il entretenait avec les autres personnages et ce qu’ils allaient faire ensemble. Je m’arrangeais pour que ces informations soient contradictoires de l’un à l’autre. L’idée était de créer du chaos sur le plateau, parce que la vie est comme ça, chaotique et imprévisible. Dans l’une des séquences-clés du film, l’actrice principale ne savait pas ce qui allait arriver à son personnage alors que tous les autres autour d’elle le savaient: ses sanglots à l’écran sont en fait des sanglots bien réels de ce qu’elle a découvert au moment où on l’a tourné. Il faut aussi savoir que chacun des petits rôles est interprété par quelqu’un dont c’est réellement la fonction dans la vie: si vous voyez une gynécologue c’est vraiment son métier, idem pour une infirmière, un pédiatre, etc. Aux acteurs principaux de se mouvoir dans ce monde-là avec les infos que je choisissais de leur donner. »

Roma amoR

« Le titre du film renvoie simplement au nom du quartier de Mexico City dans lequel se déroule la plus grande partie de son action. Au moment où nous étions occupés à l’élaborer, nous avons délibérément laissé planer une espèce de mystère autour du projet. Nous avons choisi de ne pas citer mon nom, par exemple, pour éviter de créer des spéculations qui nous auraient fait perdre un temps précieux et une certaine liberté de manoeuvre. On ne disait pas ce qu’était vraiment ce film et je refusais même de le nommer. Ce sont certains producteurs qui ont à un moment donné décidé de l’appeler comme ça par commodité, parce qu’ils voyaient bien que ça se passait dans les rues de ce quartier-là et qu’ils avaient besoin d’un titre pour négocier certaines choses. Moi je ne l’aimais pas. Et pourtant, à l’arrivée, je l’ai gardé (sourire). Peut-être aussi, tout bêtement, parce que c’est l’anagramme du mot amour en espagnol. »

Le cas Netflix

« Roma n’a pas été produit par Netflix mais bien par ma propre société, Esperanto Filmoj. C’est au moment où il s’est agi de trouver un distributeur que Netflix s’est imposé dans son désir de porter le film d’une façon assez agressive, avec une ambition vraiment mondiale. Ce qui n’avait rien d’une évidence s’agissant d’un film d’auteur en noir et blanc interprété par des inconnus en espagnol et en mixtèque. Netflix n’a pas envisagé Roma selon ces critères-là. Ils ont choisi de le défendre en tant que tel. Mais oui, bien sûr que c’est frustrant pour moi de savoir que la plupart des spectateurs ne verront pas Roma dans une salle obscure, alors que le film a été tourné en 60mm et est destiné au grand écran. Maintenant, si on prend un minimum de recul, il faut bien reconnaître que n’importe quel film aujourd’hui, passé ses quelques semaines d’exploitation en salles, est appelé à être vu de manière digitale par une majorité de gens. Je crois qu’il faut pouvoir accepter ce changement de paradigme, sans forcément opposer les différentes façons de recevoir l’objet filmique.« 

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