Laurent Raphaël

L’édito: Comptes d’automne

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si la manie de demander au consommateur son avis sur tout et sur rien est déjà agaçante dans la vie « normale », elle prend une tournure obsessionnelle, voire totalitaire, dès lors qu’on s’offre une escapade dans une de ces villes bien classées au hit-parade de la coolitude, en l’occurrence Lisbonne.

Un city trip en avion ne permet pas seulement de changer de décor, de s’enivrer de nouvelles sonorités ou de se frotter à d’autres cultures, c’est aussi l’occasion de toucher du doigt l’ubérisation accélérée du monde contemporain, comme un laboratoire géant où l’on teste les derniers outils marketing qui se répandront bientôt dans le reste de la société. Petit échantillon: à peine sorti du Uber qui me conduit à l’appartement réservé sur une plateforme en ligne, je suis gentiment sommé de décerner mes étoiles au chauffeur qui n’a pas encore tourné le coin, et accessoirement de lui verser un pourboire, histoire de mettre un peu de beurre dans ses épinards surgelés. Dès le lendemain, c’est la « Vice President Customer Centricity & Transformation » de la compagnie aérienne en personne qui m’invite par mail à partager mon expérience, et surtout à la noter de 0 à 10.

Je plaide coupable. Pendant mon séjour, il m’est arrivé de jeter un oeil sur les avis postés par les consommateurs pour décider ou non de pousser la porte d’une cantine portugaise ou d’un spot chaudement recommandé par mon guide. Et je n’ai pas manqué de dégainer l’app Citymapper pour me déplacer d’un quartier à l’autre, là où j’aurais pu tenter de demander mon chemin à un autochtone, et peut-être été aiguillé vers le secret le mieux gardé de la capitale. De retour à Bruxelles, il me restait encore à laisser un commentaire, forcément enthousiaste, sur l’appartement, assorti d’une cote royale. Car qui suis-je pour priver le propriétaire -un fonds de pension mais peut-être aussi un modeste pensionné portugais- d’un revenu complémentaire ou de base? Ou pour juger sur la foi d’une course qui aura duré tout au plus 15 minutes des compétences et des trajectoires de vie de ces particuliers sillonnant la ville à bord de leur voiture?

Comme dans la su0026#xE9;rie u003cemu003eBlack Mirroru003c/emu003e, nous sommes u0026#xE0; la fois acteurs et prisonniers de cette culture du like.

Parmi eux, une Brésilienne, arrivée en janvier au Portugal pour échapper à la crise qui sévit là-bas. De quoi réfléchir à deux fois avant d’attribuer des points qui ont le tranchant d’une guillotine sociale. Comme le racontait un chauffeur Uber sur une radio, si son score descend à 4,8 sur 5, il a droit à un avertissement. Et s’il « chute » à 4,5 (soit 9 sur 10!), c’est la sanction immédiate: il n’a plus le droit de conduire. Bonjour la pression! Et l’absurdité d’un système d’évaluation qui ne fait pas dans la nuance -qu’est-ce qu’on évalue quand on pousse sur le smiley ronchon ou béat au supermarché? La fraîcheur des légumes? L’éclairage? La propreté? Les autres clients? Sa propre humeur? Selon une logique purement comptable, un fantasme d’analyste Google, on réduit la chose la plus complexe qui soit, l’humain, à un vulgaire nombre, même pas à deux chiffres. « Ces valeurs, promues dans notre société, fabriquent une vision numérique chiffrée, abstraite et marchandisée du monde conduisant à traiter les hommes comme des choses« , regrettaient les chercheurs Marie-José Del Volgo et Roland Gori dans un article paru dans la revue Connexions.

Comme dans la série Black Mirror qui pousse cette logique de notation à son comble en imaginant une société où le statut social et les privilèges sont déterminés par les avis des autres -la Chine n’en est plus très loin avec son projet de « crédit social »-, nous sommes à la fois acteurs et prisonniers de cette culture du like. C’est ce qu’expliquait en 2013 à Libération la psychanalyste Bénédicte Vidaillet: « Dans un milieu du travail de plus en plus individualisé, l’évaluation contient une promesse narcissique: celle de s’améliorer, d’être le meilleur. » Une culture de la gagne implantée dès l’enfance, l’enseignement classique enfonçant le même clou positiviste. Principale victime de la docimologie? Le désir, qui est par essence fluctuant, intermittent, volatil, subtil, et échappe du coup complètement à cette mise en équation rampante du monde.

Aussi, pour conclure, on se rappellera ce que disait l’oracle George Orwell: « Ce qui fait que les gens de mon espèce comprennent mieux la situation que les prétendus experts, ce n’est pas le talent de prédire des événements spécifiques, mais bien la capacité de saisir dans quelle sorte de monde nous vivons. » Bon prince, je vous épargnerai donc le supplice de devoir noter cet édito…

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