Antoine Chainas, roi du polar français

Complexe, le nouveau livre d'Antoine Chainas? Eh bien non! © DR
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Le Français Antoine Chainas prend une nouvelle dimension avec son dernier polar aux frontières du genre, mêlant bouleversement international, tragédies particulières et mondes alternatifs. Rencontre.

On le lui a dit, et on le pense toujours, quelques semaines après avoir dévoré son sixième roman à la Série Noire: Empire des Chimères tient, dans son ampleur et dans ses ambitions (pas dans son sujet), des Racines du Mal de feu Maurice Dantec, sorti il y a près de 25 ans. Soit un polar qui devrait marquer et ses lecteurs, et la carrière d’Antoine Chainas, et qui les emporte tous loin, très loin, des rives habituelles du genre. « Si je dois lui donner un nom, une classification, parce qu’on me le demande souvent, je dirais que le roman tient du « rural noir quantique vintage », commence celui qui recevait il y a cinq ans le Grand prix de la littérature policière pour Pur, polar plus sec et linéaire, mais déjà branché urbanisme. Un polar entre SF et science, dans lequel j’ai voulu mettre du fantastique un peu old school. Quelque chose de rustique comme la caverne de Platon, la boîte de Pandore ou La Quatrième Dimension. Je suis un grand fan de Richard Matheson (fameux écrivain de SF et scénariste entre autres de plusieurs épisodes de cette série mythique des années 60, NDLR). J’ai essayé de flirter avec d’autres codes. Mais c’est avant tout une intrigue avec beaucoup de personnages et que j’espère facile à suivre. Même si, de manière un peu métaphorique, ceux qui en ont envie pourront se poser des questions sur la nature du capitalisme, et sur la nature même de la réalité. Est-ce que la fiction imite la réalité? Et-ce que la réalité est une fiction? Je laisse aux lecteurs le soin de trancher. »

L’ombre de Disney

Alors tranchons. Dans Empire des Chimères se croisent, se mêlent et s’entrelacent trois strates d’histoire et de réalité, à l’automne 1983. D’abord aux États-Unis, dans les bureaux de Lawney Inc, une multinationale américaine du divertissement qui a bâti son succès sur les personnages créés par Lawney lui-même, et qui en a même fait le thème central de ses parcs d’attraction. Or, elle souhaite désormais s’exporter et implanter un tel parc en Europe, et pourquoi pas en France, « et ainsi créer le plus grand projet d’aménagement urbain depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais je ne cite jamais EuroDisney, ça n’a bien sûr rien à voir », sourit et explique Antoine Chainas.

La deuxième strate d’histoire, pas la moins passionnante, se déroule à Lensil, une petite ville rurale française où la routine (l’ennui?) est bientôt déchirée par la disparition d’une petite fille de dix ans. Les recherches démarrent, les soupçons suivent et le pire est à venir: le jeune Julien trouve dans la chambre de son frère Jean une étrange boîte noire, surmontée d’un corbeau renversé -une boîte aperçue dans l’introduction mystérieuse du roman, digne du monolithe de Kubrick et de son Odyssée de l’espace, dans laquelle l’auteur suit justement les traces de ce corbeau renversé, de l’ère quaternaire à 1956… Or dans la boîte de Jean, en 1983, Julien trouve un doigt.

Antoine Chainas, roi du polar français

Enfin, il y a entre tout ça un jeu de rôles auquel jouent trois ados -devenus respectivement un loup arctique, un lombric parlant et une corneille albinos. Le jeu se nomme Empire des Chimères, un univers plus gothique que féérique et qui fit la fortune et les mascottes de Lawney Inc. Mais cet empire-là tient en fait d’une suite, maudite et qu’on croyait disparue. « La version pirate de la « sequel », réservée aux experts et d’une complexité effarante« , explique le narrateur. Antoine Chainas précise: « C’est un jeu de rôles qui fonctionne plus comme un fantasme de jeu de rôles, déliquescent et plein de moisissure. Mon titre de travail a d’ailleurs longtemps été Empire des Chimères 2 . Mais c’était trop ambigu. Il me sert en tout cas, dans le récit, d’interface entre la fiction et la réalité. » Ajoutez à tout ça des citations extraites d’un livre qui n’existe pas (Le Coeur de nos villes, thèse sur l’urbanisme écrite par Sydney Taylor Lawney), une dizaine de personnages aussi importants et attachants les uns que les autres, et même un intermède, sorte de « livre dans le livre » dans lequel l’auteur originel du fameux jeu de rôles « accède à des dimensions insoupçonnables de l’existence, sans prendre garde aux démons qui y séjournent« …

Complexe, le nouveau livre d’Antoine Chainas? Eh bien non! Malgré ses ambitions, malgré une triple intrigue labyrinthique, cet Empire des Chimères se lit aussi comme un imparable « pageturner » qu’on a eu bien du mal à lâcher. Une fluidité du récit, malgré sa richesse, qui vient peut-être de l’autre métier de son auteur -la traduction- qu’il met souvent aux services des auteurs anglo-saxons de la Série Noire. « Sans doute, confirme-t-il, dans le sens où ça a un peu policé mon écriture, où ça l’a un peu filtrée. Mais je ne suis pas absolument fan de la littérature noire anglo-saxonne, souvent très comportementaliste, utilitariste et antipsychologique. Je suis au contraire très français pour ça, je suis très attaché à la chair, à la psychologie. Et je me suis permis des phrases, du style, avec une certaine ampleur. La littérature anglo-saxonne est intéressante par la manière dont on y bâtit les histoires pour y faire adhérer le lecteur. J’espère avoir réalisé le bon compromis. » Un compromis parfait, et un univers qu’il pourrait ne pas abandonner de sitôt. « J’avais d’abord développé le projet pour l’audiovisuel, j’y reviendrai peut-être. Je réfléchis aussi à une sorte de suite. Les années 80 couvrent tellement de mutations sociales: la société du loisir, la décentralisation, le nucléaire… Beaucoup de choses qui ont fait basculer la France dans « autre chose », vers un monde presque disparu aujourd’hui avec le numérique. J’écris sur le monde d’hier pour y montrer quelques indices sur la manière dont fonctionne le monde aujourd’hui. »

Empire des Chimères, d’Antoine Chainas, Éditions Série noire/Gallimard, 658 pages. ****(*)

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